Gros problèmes de la vie ou petits soucis du quotidien, elles trouvent toujours la solution magique à leurs clientes, notamment. Elles, ce sont les voyantes ou chouaffette. Elles prétendent prédire l’avenir et posséder un don de la seconde vue. Sont-elles vraiment extralucides ? Perçoivent-elles réellement ce qui échappe à la conscience normale ? Ou bien n’est-ce là qu’une supercherie pour exploiter financièrement des crédules ? Enquête.
Elle était assise en tailleur sur un matelas posé à même le sol. Elle était vêtue d’une robe humble et d’une écharpe enveloppant sa tête. Les marques du temps sont visibles sur son visage. Un visage «imperméable», qui ne laisse transparaître aucune expression. C’est une dame d’un âge certain. A Bab El Oued, tout le monde l’appelle khalti Zohra chouaffa (voyante). Il ne nous a pas été difficile de trouver sa maison. A peine avons-nous franchi le seuil de la porte d’entrée, qu’une odeur de b’khour chatouilla nos narines. Un sentiment de peur et d’anxiété nous saisissait. Alors, nous nous sommes rendu compte que ne nous pouvions plus faire machine arrière. Une jeune fille, la vingtaine révolue, nous a priées d’attendre notre tour. La salle était déjà bondée de femmes. A ce moment, tous les yeux étaient braqués sur nous et le poids de leur regard se faisait sentir. Nous avons pressé le pas pour prendre place. Il fallait gagner leur confiance. Pour cela, nous répondions à leurs questions et, à notre tour, nous en avons posé d’autres.
Après une attente de plus de trois heures, la jeune fille nous a fait signe de la suivre. Située au fond du couloir, la chambre de la ziara est peinte en vert.Deux tapisseries, représentant La Mecque et une scène de chasse, recouvrent les murs de cette pièce. D’une voix à peine audible, elle nous a invitées à prendre place en face d’elle. «Qu’est-ce qui vous amène ?», nous a-t-elle lancé. Confuses, nous ne savions plus quoi répondre. A ce moment précis, le scénario que nous avions préparé nous a paru nul. Il a fallu donc que nous improvisions une autre histoire.
Les raisons d’une consultation abracadabrante
Séparer un couple, se marier ou chasser un mauvais sort, ce sont là les principales raisons pour lesquelles les femmes, notamment, payent les services d’une voyante. «Ma voisine m’a jeté un sort. Je suis sous le pouvoir d’un sortilège enterré dans une tombe oubliée», nous a raconté une des jeunes dames rencontrées chez khalti Zohra. Pour défaire ce maléfice, elle a déboursé jusqu’à présent, selon ses propos, plus de 20 000 DA. Pressée de raconter son histoire, une sexagénaire prend part à la discussion sans y être invitée. «C’est le troisième mercredi que je viens ici pour libérer mon fils de son sacrilège. Après son divorce, il a noyé son chagrin dans la bouteille. Il a perdu son travail, son argent et sa santé. Lalla Zohra m’a confirmé que c’est son ex-femme qui l’a ensorcelé.»
Une fois la «maladie» diagnostiquée, le remède est prescrit : mettre un ver de terre dans la bouteille de vin de son fils. «Une fois la bouteille consommée, je l’ai récupérée pour l’enterrer dans un endroit isolé», a-t-elle ajouté. Voulant savoir si son fils use sobrement de la boisson alcoolisée après ce remède, la réponse nous a fait tomber des nues. Sèchement, elle a répondu : «Non.» «Je sais que cela va marcher. C’est une question de temps», a-t-elle tenté de nous convaincre. Une façon de ne pas jeter le discrédit sur «sa» chouaffa.
Habitant un quartier limitrophe, Notre-Dame d’Afrique, khalti Ghania, est venue consulter en désespoir de cause. «Après cinq ans de mariage, ma fille a été répudiée par son mari. Une femme divorcée est mal vue dans notre société. Pour cela, elle doit retourner chez son époux. Khalti Zohra va me confectionner un hdjab de m’haba», a-t-elle attesté sur un ton mélancolique. Elles sont nombreuses à croire dur comme fer que la sorcellerie est à l’origine de leurs problèmes familiaux. En effet, il est plus facile de jeter la pierre aux autres que de faire une autocritique pour essayer de cerner le dysfonctionnement. A un détail près, leurs histoires sont semblables. Un mari distant et désintéressé. Pour faire revivre la flamme, elles font appel au service des sorcières en vue d’avoir l’élixir miracle. La belle-mère, la belle-sœur ou la voisine ont toujours le mauvais rôle dans ces histoires. La grande partie d’entre elles justifient l’acte de ces «jeteuses de sort» par la jalousie.
«Mon mari a changé. Il n’est plus comme avant. Il ne s’intéresse plus à moi comme au début de notre mariage. Je suis sûre qu’il est ensorcelé.» Cette phrase est une vérité absolue chez ces femmes. Rien et personne ne peuvent leur faire changer d’avis. «Comment peut-on expliquer ce changement ? Avant, il ne me refusait rien. Maintenant, il n’a d’yeux que pour sa mère. Khalti Zohra m’a promis de le libérer de l’effet de ce sortilège», nous a indiqué une autre dame, avant d’ajouter : «Je suis prête à vendre mes bijoux et tout ce que je possède de valeur pour atteindre mon but.»
Mille dinars pour du b’khour et deux bougies
Unanimes, elles reconnaissent que les tarifs pratiqués par les chouaffette sont exorbitants.«Lors de ma dernière visite, j’ai payé 1000 DA pour une poignée de b’khour et deux bougies», nous a indiqué khalti Ghania. Et elle n’est pas prête de voir le bout du tunnel. Partant du principe que la fin justifie les moyens, certaines «grèvent» leur budget du mois, d’autres s’endettent jusqu’au cou. Du point de vue religieux, la sorcellerie est considérée comme un péché capital. Le Coran cite ce phénomène dans la sourate La Vache : «Ils apprennent auprès d’eux ce qui sème la désunion entre l’homme et son épouse.» Ce verset coranique met la lumière sur la gravité de la pratique de la sorcellerie : la séparation du couple.Dans ce cas précis, la femme ne supporte plus son mari et ils se disputent sans raison. «Certains esprits maléfiques utilisent la sorcellerie aussi pour que la femme ne puisse pas avoir d’enfants», nous a expliqué un imam. Selon notre interlocuteur, la sorcellerie est aussi pratiquée pour la réussite au travail et dans les études.
Un harz pour la réussite et l’amour
Loin de l’objectif de la désunion et de la domination, certaines personnes gardent jalousement sur elles un harz pour charmer et pour gagner la confiance et la sympathie des autres. «Elles veulent réussir dans tout ce qu’elles entreprennent. Elles veulent que toutes les portes s’ouvrent devant elles.» Concernant les conséquences de cette pratique, notre interlocuteur nous a indiqué qu’«une personne ensorcelée perd toute motivation et même le goût à la vie. Elle manque de volonté et repousse tout à plus tard». La sorcellerie peut conduire à la folie et à la mort aussi. «Certains sortilèges provoquent des hallucinations (doute, fait de parler tout seul, etc.). Une situation qui peut conduire au suicide», a-t-il noté. L’objectif recherché par l’envoûtement, nous a expliqué cet homme de culte, est d’avoir la haute main sur l’ensorcelé. En clair, une main basse financièrement ou affectivement, c’est selon.
«En général, ce sont les femmes qui recourent à ce type de sorcellerie pour dominer leur mari», a-t-il dit. «Je sais que je suis ensorcelée. Ce maléfice, je l’ai hérité de ma mère. Ce cas de sorcellerie existe. J’ai posé cette question à des imams et ils m’ont confirmé la véracité de la chose. J’ai 34 ans et je ne me suis pas encore mariée», nous a confié Lylia, ingénieur d’Etat en biologie. «Une collègue m’a conseillée d’aller voir un cheikh à Boufarik. Il m’a demandé d’acheter du plomb et du b’khour.» «Comment une fille instruite et scientifique de surcroît peut-elle tomber dans le piège des charlatans ?» A cette question, sa réponse fut : «Il ne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Je suis consciente que ce que je fais est irrationnel.
Si je veux changer ma situation, je dois tout essayer, y compris la sorcellerie. Je ne cherche à faire du mal à personne. Je veux me délivrer de ce maléfique. Si cela marche, tant mieux pour moi, dans le cas contraire, tant pis.» «Le phénomène du charlatanisme est pratiqué par 20 000 sorciers», a déclaré un universitaire du département de sociologie. Il a, par ailleurs, précisé que l’Algérie compte un million d’adeptes de la sorcellerie.Notons qu’il est judicieux de prendre ces informations avec des pincettes, car ce sociologue n’a fourni aucun détail sur la méthode de recensement.
Lors d’une rencontre sur ce thème, un autre enseignant de l’université Emir Abdelkader de Constantine a indiqué que 70% de la clientèle de ces charlatans sont des femmes, dont l’âge varie entre 20 et 35 ans. «Le recours de plus en plus important à ces sorciers et charlatans se fait dans un but curatif induit par le manque de confiance dans la médecine.» Par ailleurs, et tout en relevant la progression du phénomène, l’intervenant a ajouté que dans les pays du Moyen-Orient, 5 milliards de dollars sont déboursés annuellement pour s’attacher les services des sorciers et autres charlatans, avant d’ajouter qu’une bonne partie de ceux qui sollicitent les services des sorciers sont des universitaires ! Le même universitaire a souligné que le Coran a évoqué dans 60 cas ce phénomène.
De son côté, l’imam de la mosquée Emir Abdelkader a laissé entendre que des citoyens de différentes couches sociales, y compris des notables de la ville et des régions limitrophes, lui rendent régulièrement visite pour les besoins d’une rokia. Sur ce point, l’imam a voulu être clair : «Le traitement par le Coran (rokia) ne peut être une alternative aux thérapies et aux médicaments prodigués par le médecin.» L’imam a, par ailleurs, dénoncé la crédulité de certaines gens qui mettent leur vie entre les mains de charlatans qui utilisent la sorcellerie.
Crime et châtiment
Du point de vue juridique, un avocat nous a précisé que le code pénal incrimine les dégâts occasionnés par le recours à ce genre de pratique.Le sorcier ou le charlatan, rendu coupable de dommage physique ou moral sur autrui, risque une peine maximale de 5 ans d’emprisonnement. Le code pénal dans son article 456 stipule : «Sont punis d’une amende de 100 à 500 DA et peuvent l’être, en outre, de l’emprisonnement pendant cinq jours au plus, ceux qui font métier de deviner et pronostiquer ou d’expliquer les songes. Sont de plus saisis et confisqués, conformément aux dispositions des articles 15 et 16, les instruments, ustensiles et costumes servant ou destinés à l’exercice du métier de devin, pronostiqueur ou interprète de songes.» Toutefois, il est judicieux de signaler que le charlatanisme n’est pas l’apanage de la gent féminine. Seulement, le centre d’intérêt des hommes est aux antipodes de celui des femmes.
Rencontrée dans la zaouïa du défunt cheikh Lamouri, le marabout le plus célèbre de la région de Bouira, (aujourd’hui décédé), Mme Zoulikha, non sans peine, s’est confiée à nous. De fil en aiguille, elle nous a raconté l’histoire de son fils Athmane. «Nous sommes arrivés à 5h du matin, il est 11h et nous attendons encore notre tour. Je suis venue pour mon fils. Il est marbout (traduction intégrale enchaîné).» Ce concept signifie qu’il n’a plus aucun désir sexuel.
«Cette souffrance dure depuis cinq ans, soit juste après son mariage. Au début, nous avons cru qu’il s’agissait d’un simple blocage. Il a consulté plusieurs médecins spécialistes, mais son état n’a pas changé. C’est le troisième marabout que nous venons voir, mais je ne suis pas vraiment confiante.» Un sentiment compréhensible lorsqu’on sait que le dernier charlatan que son fils avait consulté l’avait fait tourner en ridicule. «Il a demandé à mon fils d’aller chez lui à 4h du matin vêtu seulement d’une gandoura et de porter avec lui une pioche. Il a déposé la pioche entre les jambes de mon fils et il lui a demandé de l’enjamber sept fois.» Guérison que dalle !
Mouna Boudjamaâ, sociologue à l’hôpital Mustapha Pacha, estime que ce phénomène trouve un terrain fertile dans le subconscient collectif. «Psychologiquement, les personnes qui consultent ces charlatans sont prêtes à tout croire. Elles ont une prédisposition à admettre tout. Elles perdent leurs capacités d’analyse et de critique. Mentalement, elles sont fragiles, car elles passent par une période difficile de leur vie.» De Harout et Marout à nos jours, la sorcellerie n’a pas cessé de compter de nouveaux adeptes.
Malika Belgacem