Il pensait à Boudebouz, ce mercredi-là de juin, quand la mendiante se plaqua contre le pare-brise de la voiture, un bébé dans les bras, « Sadaquat el-moumnine…Dieu vous le rendra ! », et que le chauffeur du taxi avait pesté contre elle. « Vas-t-en, feignasse ! » De la mosquée avait surgi une voix péremptoire : « Allahou Akbar ! Il n’y a de divinité que Dieu… » « C’est bientôt l’heure de la prière », avait alors murmuré le chauffeur entre ses dents. « C’est bientôt l’heure du match Chili-Honduras », s’était dit l’homme au bleu Shangaï. La passagère en jean avait donné une pièce et lui n’avait rien donné. Il ne donne aux pauvres que le vendredi, jour de prière et cela tombe bien, vendredi c’est le jour d’Algérie- Angleterre…Il fera un vœu. Après tout, l’Angleterre, c’est juste une équipe comme tant d’autres… La passagère en jean avait donné une pièce et la mendiante avait alors fait un signe discret à la fillette au grand couffin qui avait tapoté, à son tour, sur la vitre du taxi, d’une main menue et tremblante. « Achète-moi une galette, elle est de ce matin ! » Le chauffeur d’une voix rauque et exaspérée, l’avait brutalement remballée : « Déguerpis, petite vermine, vas à l’école au lieu de jouer à la vagabonde ! » Puis, en s’adressant à la passagère en jean : « Qu’est-ce que cela va être pendant le ramadan, avec tous ces parasites ! C’est dans deux mois et ils vont pulluler comme des rats. » Personne n’avait relevé. Lui avait toutefois remarqué que la fillette pleurait, et qu’elle avait caché ses larmes sous un sourire dérisoire en direction du minaret impavide. « Allahou Akbar ! Il n’y a de divinité que Dieu… » Le taxi ralentit à l’approche de l’hôpital d’Hussein-Dey. Un embouteillage se profilait. Les sirènes ininterrompues des ambulances étaient venues l’angoisser. Le chauffeur ronchonna : « Je vais rater l’heure de la prière ! » Et lui avait alors marmonné : « Je vais rater le match Chili-Honduras ». Il comptait le voir sur l’écran plasma qu’il venait d’acheter à crédit. Tant pis : il y a Espagne-Suisse, juste après. Puis il se remit à penser à Boudebouz. Il se disait que Saâdane n’avait pas d’autre choix que de le titulariser, ce vendredi qui vient, face à l’Angleterre et qu’après tout, l’Angleterre, Lampard, Rooney, c’est une équipe comme les autres…Et l’Algérie, ma foi, l’Algérie, c’est quand même un grand pays… Enfin, presque…Il y avait juste ce petit malaise…Cette chronique du Soir d’Algérie…Il n’avait pas aimé. Vingt des vingt-trois joueurs de l’équipe d’Algérie sont nés en France. Antar Yahia à Mulhouse, Hassan Yebda à Saint-Maurice dans le Val-de-Marne, Karim Matmour, à Strasbourg ; Karim Ziani à Sèvres, Madjid Bougherra à Longvic, Ghezzal à Décines-Charpieu, Nadir Belhadj à Saint-Claude dans le Jura, Djebbour à Grenoble… « Les tirailleurs français de l’équipe d’Algérie », avait titré un journaliste français. Un peu humiliant. L’Algérie de Belloumi incapable de produire des footballeurs ! Une terre de football… Il se souvient avoir toujours tapé dans un ballon de football et, dès l’âge de dix ans, toujours rêvé d’en avoir un qui ne fût qu’à lui. Il pourrait ainsi dicter sa loi dans le quartier, participer à tous les matchs et surtout interdire à Rabah, dit Galoufa, de jouer. Il détestait Rabah, toujours premier de la classe et qui ne ratait jamais une occasion de l’humilier en public. Et puis Galoufa aimait l’USMA, le club des frimeurs, alors que son cœur à lui battait pour le Mouloudia, l’équipe du peuple. Ce serait son tour, enfin son tour ! de plastronner, brandissant le ballon à l’heure du match, formant lui-même les deux équipes puis, d’un revers de la main, de prononcer le bannissement du fanfaron : « Toi, Galoufa, tu ne joues pas ! » Il devinait sa tête penaude, ses yeux incrédules, son air décontenancé : « Pourquoi je ne joue pas ? » Il le toiserait de haut : « Parce que tu ne sais pas jouer !... Qu’est-ce que tu dis, Galoufa, tu joues mieux que moi ? Je profite que ce soit mon ballon ?... Eh bien, oui, c’est mon ballon, et tu risques de l’envoyer sous un camion tellement tu ne sais pas jouer, Galoufa ! Va d’abord apprendre ! »
Oui, une terre de football…De football et de bien d’autres choses et il lui revenait à présent ces résidus d’adolescence où l’on avait tant juré, sur la foi du psaume et du poème, qu’Alger est le havre de Dieu, tant juré que nous resterons beaux et forts et que la mer ne nous prendra pas... Que s’est-il donc passé entre-temps ? Le chauffeur du taxi avait changé de grimace. Il s’était mis à tempêter contre les « fils de la France oubliés ici » qui lui ont fait rater la prière. L’homme au bleu Shangaï pensa à Antar Yahia, Yebda et Matmour…Le chauffeur regarda la passagère en jean avec une lueur perfide dans les yeux : « Vous faites la prière, ma sœur ? À votre allure... » Elle n’avait pas répondu. Elle n’avait pas envie de bavarder avec ce chauffeur grincheux et bigot. Elle était calme et détendue. « J’dis pas ça pour vous fâcher, mais tant qu’on ne reviendra pas à la voie de Dieu et du Prophète, on ne l’emportera pas sur les mécréants… Si tu lisais le Saint Coran, ma fille… « C'est Lui qui a envoyé Son messager et la religion de vérité pour la faire triompher sur toute autre religion. Dieu suffit comme témoin. » La jeune fille avait préféré admirer Alger qui exhibait ses premières fleurs de l’été. Les hardis bougainvilliers mauves montaient à l’assaut de timides hortensias roses et bleus, sur la façade des maisons d’Alger. L’homme au bleu Shangaï savait qu’il avait raté le match Chili-Honduras, mais il s’était remis à penser à Boudebouz et se répétait que Saâdane n’avait pas d’autre choix que de le titulariser, vendredi face à l’Angleterre. Il était, curieusement, moins sûr que l’Angleterre, Lampard, Rooney, c’était une équipe comme les autres…Un peu moins persuadé que l’Algérie était un grand pays…Il parcourut un journal du jour. En Angleterre, le gouvernement de David Cameron a décidé que les salaires des ministres vont baisser de 5%, en signe d’austérité. Terminée la voiture avec chauffeur et les voyages en 1ère classe. En page politique, une information troublante : l’ancien ministre algérien de l’Energie est soupçonné d’enrichissement personnel par détournement de l’argent du pétrole. Sacrés Anglais ! A la télé, sur la chaîne Channel Four, il avait même vu des spots publicitaires pour l'avortement.
En descendant du taxi, l’homme au bleu Shangaï savait qu’il avait raté le match Chili-Honduras et ne pensait plus à Boudebouze. Il faisait chaud et les hommes sortaient de la mosquée, d’autres entraient dans le dernier bar d’Hussein-Dey, blasés, les mêmes hommes se dit-il, qui avaient tant juré, autrefois, qu’Alger est le havre de Dieu, qu’ils resteront beaux et forts et que la mer ne les prendra pas, les mêmes hommes qui lui paraissaient, ce mercredi-là de juin, certes dépités de n’être pas restés beaux et forts…mais secrètement consolés de ce que la mer ait quand même pris quelques-uns de leurs enfants.
Il opta alors, lui aussi, pour une bière et cessa de penser à Boudebouze, caressant du regard ce Hussein-Dey berceau de son enfance, qui a su résister à tous les outrages, depuis du temps de son rival Galoufa, le premier de la classe, et de son meilleur ami Mahi, le fils du coiffeur, émerveillé de l’insolence triomphante qu’affichaient ces taudis dénudés face à la déchéance, de leur façon désinvolte de consoler Alger. Puis il se dit, en décapsulant la première Beck’s, que Rooney ou Lampard n’y pourront jamais rien, Alger restera quand même magnifique.
M.B.