L'après-midi du 10 octobre 1988, Hamou L'hadj Azouaou, grand gaillard de 21 ans, qui fomente l'espoir d'ouvrir son propre atelier de bijouterie, passe jeter un coup d''il au restaurant populaire que tient son père à la rue Hassiba Ben Bouali, à Alger. Alger qui, depuis cinq jours, fulmine de colère et d'émeutes contre le FLN, Chadli, les pénuries, les Honda arrogantes des responsables et contre le mal de vivre sans issue. Fermé depuis trois jours, le restaurant s'apprêtait à rouvrir, profitant d'un calme précaire qui pointait du nez. L'occasion peut-être de rouvrir. Azouaou est chargé de trouver du pain dans Alger assiégée par les chars qui sont venus de Djelfa. Mais voilà, non seulement les boulangeries sont fermées, mais ce jour-là, les islamistes ont appelé à une marche, de Belcourt à Bab El Oued. Une marche pacifiste. 14h30. Une fusillade éclate au niveau de la DGSN. Un coup de feu tiré de la foule, selon plusieurs sources. Un tir anonyme. Les militaires postés là ouvrent le feu. On parle de 39 morts, dont le journaliste de l'APS, Sid Ali Benmechiche. Panique. Une jeune femme, blessée, tombe sur Azouaou. Il s'apprête à la secourir lorsque trois militaires s'approchent de lui, l'un d'eux l'arrose avec son fusil-mitrailleur FMPK. Neuf balles dans le corps, dont quatre dans la jambe. Bras déchiqueté, éclats de projectiles partout, orteil broyé, visage explosé. Des gens tombent autour de lui. Les balles continuent de siffler et de faucher des civils, des passants, des manifestants « et des blessés à terre », témoigne-t-il. Etendu sur le sol, il reçoit encore deux balles dont une lui égratigne le nez. En tentant de tenir son bras, il pourra miraculeusement se traîner sous une pluie de balles vers des arcades. Un jeune homme improvise son tee-shirt en garrot de fortune, des barbus le mettent à l'abri dans les proches locaux de la société de rénovation de La Casbah avant qu'une fourgonnette ne le transporte à l'hôpital Mustapha Bacha. Il y restera trois mois. En apprenant la nouvelle, deux jours après, le père d'Azouaou attrapera le diabète. « Même aujourd'hui lorsque je pars à l'hôpital pour enlever des éclats qui restent dans mon corps, les médecins me les cachent. Pour que je ne garde aucune preuve. Pas de trace. »Victimes de catastrophe naturelle
Aujourd’hui, Azouaou, 43 ans, est amputé de son bras gauche jusqu’à l’épaule. Accident de travail. C'est peut-être la faute au pain qu'on ne trouve pas et qu'on va chercher à Bab El Oued. Probablement est-ce la faute aux clients du restaurant de Hassiba Ben Bouali qui excluent de manger sans pain. Peut-être est-ce la faute à Azouaou lui-même. Pourquoi alors aller se mettre sur la coléreuse trajectoire des neuf balles automnales d'un fusil-mitrailleur FMPK et y perdre un bras nécessaire lorsqu'on est destiné à l'artisanat de la joaillerie ' Pourquoi tenter de secourir une personne en pleine fusillade à Bab El Oued ' Pourquoi défier ainsi l'autorité du haut commandement militaire de rétablissement de l'ordre (COMIRO) ' C'est peut-être pour cela que se faire cribler de balles à bout portant ' engendrant l'amputation du bras et d'un orteil du pied gauche avec des blessures au visage et à la tête et éclats de projectiles encore logées à l'intérieur d'Azouaou.
Jusqu’à aujourd’hui, c’est considéré par l'autorité comme accident de travail, avec 6200 DA comme indemnité mensuelle, alors qu'il n'avait jamais encore cotisé dans une caisse sociale. « Indemnité qu'on ne touche que difficilement », souligne Azouaou. « Accident de travail » même pour des adolescents qui n'avaient pas 18 ans à l'époque ou même pour des enfants touchés par balle comme le fils de Djaffer Ouchellouche, président de l'association des victimes AVO 88, tué par les militaires dans la rue à l'âge de 14 ans.
Septembre 2008. Quelques milliers de morts plus tard. Le grand gaillard sans bras a trouvé un boulot administratif à la SNTF, après des années de galère, mais il n'a pas recouvert la paix de l'esprit. Dans le petit restaurant populaire de Hassiba Ben Bouali, Azouaou trace un tableau à deux colonnes : le négatif et le positif de ces vingt dernières années. Le positif : la famille, ses enfants, Hamou, Boudjemaâ et la dernière, Djamila, trois ans, qui ne comprend pas pourquoi ce qu'elle appelle le « bébé » ' le moignon de son père ' ne veut pas pousser ! « C'est grâce à eux que je tiens le coup, parce que parfois j'ai envie de tout lâcher' » Le négatif : « ça se voit, l'handicapé, l'infirme, le 'meskine'. » Et ce « meskine » n'échappe pas à la convoitise des nouveaux beni oui-oui : « J'ai été approché par des comités de soutien à Bouteflika ou autres organisations de masse, mais moi, je ne mange pas de ce pain-là. Je n'échangerai pas mon bras contre un local commercial ou un appartement. Je me bats pour avoir un statut. Je suis, avant tout, une victime du système, une victime de l'armée. »
Depuis 22 ans et malgré ce bras qui ne repousse pas, il n'a pas abandonné son rêve de devenir artisan en joaillerie qu'il a gardé au fond d'un tonneau scellé, caché dans un endroit secret. « Après mon amputation, j'ai jeté tous mes outils d'artisan que je venais d'acheter dans un tonneau, j'y ai mis du mazout pour les préserver et j'ai scellé le tonneau. Un jour peut-être ' »
Synthèse divers presse