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Algérie : vingt-deux ans après le coup d’État, la violence reste le moteur du régime

 

 

Bentalha1Algeria-Watch, 11 janvier 2014

 

Depuis 1997, Algeria-Watch s’efforce de documenter les violations de droits humains en Algérie, en particulier les terribles exactions perpétrées par les forces de sécurité du pouvoir au cours de la « sale guerre » des années 1990. Et, depuis 2007, nous marquons chaque date anniversaire du coup d’État du 11 janvier 1992 par un communiqué évoquant la situation d’un pays toujours inscrit dans la logique mortifère qui fut alors inaugurée par le « pouvoir des généraux ». On trouvera ici l’ensemble de ces communiqués, dont la (re)lecture laisse aujourd’hui un amer sentiment de répétition, malgré l’admirable et obstinée mobilisation de toutes celles et tous ceux qui, en Algérie, n’ont pas baissé les bras et se battent toujours pour la justice et les libertés, à commencer par les familles de « disparus » des années 1990. Ce communiqué du 11 janvier 2014 ne marque hélas aucune rupture à cet égard.

 

« L’arrêt du processus électoral a été une violence. » Dans un moment d’égarement lucide alors qu’il assumait la fonction d’apparence institutionnelle du pouvoir ou parce qu’il négociait des marges de manœuvres avec les « décideurs », le président Abdelaziz Bouteflika avait énoncé en 2000 une vérité qu’il ne répétera pas : la violence est le moteur du système algérien. C’est pourtant une vérité structurelle, sociale, politique, économique. S’il n’existe à ce jour aucun développement durable en Algérie, y prévaut une violence durable et cet ADN de la dictature gangrène la société toute entière. Vingt-deux ans après l’interruption du processus électoral et la « démission » forcée du président Chadli Bendjedid et après au moins 150 000 morts et des milliers de disparus, les Algériens subissent, encore, la brutalité du régime.

 

Immobilisme et sénescence

 

Officiellement, le pays est supposé vivre en avril 2014 un moment politique majeur : l’élection d’un président de la république avec la nécessité d’un changement générationnel. Et alors qu’aucun candidat sérieux ne s’annonce, les Algériens assistent, médusés, à un florilège théâtralisé des fourberies du système. Avec à l’affiche, une pièce absurde qui pourrait s’intituler Les ancêtres redoublent de férocité, titre prémonitoire emprunté au magistral Kateb Yacine. En l’occurrence, une sinistre farce avec chaise roulante, paradis fiscaux et baïonnettes relayée par une presse « indépendante », caisse de résonance du vide, qui tente d’accréditer une mise en scène poussive. L’intrigue, plutôt ténue, tient à la capacité d’un vieil apparatchik malade d’être candidat à sa propre succession.

 

Cet immobilisme terminal évoque bien plus la sénescence systémique soviétique que l’interminable décrépitude au pouvoir de Bourguiba en Tunisie. Tandis que les observateurs patentés font mine de s’interroger sur l’« avenir » de Bouteflika, le régime des vrais « décideurs » exprime sans scrupules qu’il demeure le seul maître du jeu. Leur message n’a rien de subliminal et il s’énonce sans ambages : la société algérienne n’est pas concernée par le destin de son pays. Derrière ces diversions de presse, se profile effectivement l’extrême violence d’une situation où la population est mise hors-jeu. Car elle ne subit pas seulement une violence symbolique en étant ainsi exclue totalement par un groupe opaque de « décideurs » – souvent en osmose avec des centres extérieurs soucieux comme eux de préserver « durablement » leurs situations de rente respectives, qui se partagent la prédation des richesses pétrolières et gazières du pays.

 

Le coup d’État du 11 janvier 1992 n’était pas un accident, c’était la réaction d’un système tenu par des oligarques sans autre culture que celle de la violence, pour préserver les circuits de corruption alimentant leurs fortunes, en empêchant l’émergence politique de la société et la mise en œuvre de modalités pacifiques de régulation des conflits et des contradictions. Il s’est alors trouvé des théoriciens de « gauche » pour fournir au nom de l’anti-islamisme « républicain »le discours censément « progressiste » ad hoc pour justifier une épouvantable répression. Un discours largement promu par le régime à l’étranger, tout particulièrement en France, où il a trop souvent été complaisamment relayé, cautionnant ainsi les crimes que l’on ne voulait pas voir (pourtant dénoncés par d’autres, bien minoritaires).

 

Ces belles âmes mesurent-elles aujourd’hui combien elles ont été bernées par un régime qui tient plus que jamais – en partage avec l’extérieur, ce dont ne se souviennent jamais ces « patriotes » ! – les leviers de la rente tout en livrant la société à la bigoterie et à l’obscurantisme ? Tant qu’ils ne contestent pas le pouvoir, les imams peuvent en effet faire preuve d’inventivité sur des registres variés. Ils peuvent discourir sur la longueur du bâton avec lequel les hommes se doivent de battre les femmes, ils peuvent impunément verser dans la pensée magique en décrétant, par exemple, que le séisme est une punition divine voire que la Terre est plate… Les religieux de la dictature sont libres d’exercer la « violence » qui ne gêne pas le système, celle qui condamne les femmes et corsète la société en stigmatisant science et participation citoyenne.

 

Vingt-deux ans après le coup d’État, c’est toujours le coup d’État !

 

L’Algérie possède indiscutablement de considérables réserves de change. Mais le pays est sans ressort, brisé par la violence imposée par le régime, celle qui a poussé des armées de cadres biens formés à quitter le pays tandis que le chômage anéantit l’avenir de dizaines de milliers d’autres. Le pétrole et le gaz rapportent de l’argent, mais le système de la violence permanente a appauvri l’économie.

 

Les milliards de dinars sont dilapidés pour des « éléphants blancs » couvrant une corruption systémique de grande envergure, alors que des régions entières ne sont pas encore raccordées au gaz de ville et ne bénéficient pas d’eau potable. Des crédits sans lendemain sont distribués aux jeunes, pour les « acheter ». Des centaines de milliers de logements sont construits, dont la garantie d’existence ne dépasse certainement pas trois ans, sans infrastructures ni transports publics, mais que les familles désespérées continuent de s’arracher. Et, pendant ce temps, le pays est dévasté écologiquement : les barons corrompus de l’administration, acoquinés avec ceux des petites mafias privées sectorielles (du sable, des carrières, de l’eau, etc.), s’enrichissent en saccageant méthodiquement des sites naturels magnifiques.

 

Vingt-deux ans après le coup d’État, c’est toujours le coup d’État ! Alors comment s’étonner des émeutes, quasi quotidiennes depuis plus de dix ans et qui se sont multipliées en 2013, devenant de plus en plus violentes ? À défaut de communication entre État et citoyens, à défaut de relation autre que clientéliste ou répressive, quelle autre échappatoire en effet ? Le système, passé maître dans leur gestion, s’en arrange fort bien.

 

Vingt-deux ans après le coup d’État, c’est toujours le coup d’État ! Les massacres des années 1996-2004 ont vidé de nombreuses campagnes de centaines de milliers de leurs paysans, qui s’entassent depuis dans les bidonvilles des grandes villes du nord du pays, sans espoir de retour. Leurs enfants, qui ont grandi trop vite, ne rêvent que de quitter ce pays qui ne leur offre plus aucun avenir. Nombre d’entre eux, année après année, choisissent la voie de la harraga (émigration clandestine vers l’Europe), au risque de leur vie – ils sont déjà des milliers à l’avoir perdue. Tandis que d’autres choisissent directement, de plus en plus souvent, l’atroce immolation par le feu…

 

Vingt-deux ans après le coup d’État, c’est toujours le coup d’État ! Que sait de nos jours un(e) adolescent(e) algérien(ne) à propos de ce qui structure son être ? Il/elle a grandi depuis 1999 avec Bouteflika et la violence faite à la vérité : on ne lui parle que de « réconciliation nationale », alors que la loi du silence et du déni continue de reproduire le mensonge et la haine. Sans parler de l’impressionnant désastre que constitue le système public d’éducation, devenu totalement incapable – quel que soit le dévouement des enseignant(e)s – d’assurer à la jeunesse la transmission des connaissances de base, faute de moyens et de volonté politique.

 

Pour que l’espoir renaisse, malgré tout

 

De la violence coloniale à celle du coup d’État de 1992, il est donc plus que jamais nécessaire aux témoins qui le peuvent d’expliquer le fonctionnement de toutes ces violences. Et des raisons historiques qui les rendent en Algérie tellement plus intenses et plus systématiques que chez ses deux voisins maghrébins, la Tunisie et le Maroc, comme peut le signaler une analyse de l’« économie politique de la violence au Maghreb ».

 

On ne peut pas redonner la vie à ceux qui l’ont injustement perdue, ni réparer des destins irrémédiablement brisés par des « décideurs » qui n’ont que la violence comme mode de gestion. Pour toutes ces vies perdues, pour ce pays dont l’élan vers le développement et le progrès a été brisé, nous avons un devoir de déconstruire ce système et d’en révéler, au risque de la redondance, le moteur : la violence.

 

Ce n’est qu’à cette condition que l’espoir pourra renaître. D’où l’importance, tout aussi grande, de soutenir toutes celles et ceux qui résistent, malgré tout. Et d’abord malgré le quadrillage serré de toute la société que perpétuent depuis des décennies les dizaines de milliers d’agents du Département de renseignement et de sécurité (DRS, ex-Sécurité militaire). Car face à la répression et à la désinformation de tous les instants, des Algériennes et de Algériens résistent obstinément. Comme les familles de disparus, qui se battent pour la vérité et la justice, on l’a dit. Mais aussi les syndicats autonomes de la fonction publique (éducation, santé, poste, transports…) et, depuis peu, du secteur privé, qui se mobilisent de plus en plus face à la dégradation de la situation sociale.

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