"Il serait possible de vivre presque sans se souvenir, il est impossible de vivre sans oublier." Nietzsche
Un individu qui mène une vie aléatoire et scabreuse pendant un demi-siècle, s’il veut reprendre le dessus et changer en vue d’une existence plus sérieuse, il lui faut, quand il atteint le stade où il reconnaît que sa vie est un désastre, le bilan est nécessaire pour sérier l’origine de ses malheurs. Il en va de même pour une famille ou une tribu qui n’aurait pas su respecter les critères rationnels propres à la définition saine de tout groupe aspirant à la prospérité dans laquelle chacun des membres accomplit avec entrain et dignité son rôle, avant de décider de changer sa façon de réfléchir et de se de comporter, eh bien, un entendement parmi les moins sophistiqués lui indique qu’elle doit commencer par faire nécessairement le bilan de ses malheurs. De voir quelles sont les premières urgences à prendre en charge pour espérer pouvoir s’inscrire dans le sillage des groupes humains respectant les charges respectives, au premier lieu les chefs, ceux qui décident pour l’ensemble.
Pour la gloire de l’Etat-rente
Mais que peut-il en être de tout un pays, de tout un Etat ? Lorsque les chefs justement – arrivés au pouvoir par l’héritage de la force - reconnaissant, au bout du compte, que la gestion des affaires depuis 1962 a abouti au fiasco national, inauguré par leurs prédécesseurs et clôturé par leur soin, ils tiennent quand même ferme le souci de commémorer un cinquantenaire d’indépendance au mépris des citoyens et des citoyennes qui ont survécu à tous les malheurs, sinon les pires, des bricolages politiques, économiques et socioculturels depuis très longtemps restés impunis, mais qui ne perdent jamais l’espoir d’un bilan national, cette fois qui ferait la synthèse de tout ce qui a permis au régime, en permanence décrié par les populations, d’imposer son diktat sur des bases exclusives, d’abord par le contrôle oligarchique de la puissance militaire, ensuite par la main basse sur les richesses énergétiques pour conforter la première et asseoir une administration puisée dans de fausses valeurs idéologiques chargées du circuit de la rente.
Beaucoup de futurs économistes en herbe se sont amusés à calculer les déperditions en richesses monétaires depuis la nationalisation des hydrocarbures et les plus sévères parmi eux n’hésitent pas à avancer le chiffre de dizaines de milliards de dollars. Possible, pourraient acquiescer des esprits à l’écoute du flou dans les comptabilités des recettes en hydrocarbures, surtout en gaz, dont, entre parenthèse, la gestion est la plus sombre nébuleuse qui soit dans les écritures nationales.
La pensée nationale dans la traîtrise
De jeunes penseurs aussi, qui se sont laissé avoir par l’Université algérienne mais qui se rabattent sur celles du monde des idées cohérentes grâce au prodige des nouvelles techniques de la communication, dont particulièrement la Toile, lisent-ils aujourd’hui comme sur le visage d’un bébé la grimace de la risette due à l’inévitable urination dans les couches, toutes les incompétences alignées, superposées, cumulées, brassées, entremêlées, décomposées, recomposées, dénommées, reformulées, et cetera, que le système a épuisé depuis l’attaque à main armée sur la dignité nationale à la veille du sinistre congrès de Tripoli, dont, s’il faut faire confiance au vieux proverbe qui dit «n’écoute pas celui qui te fait rire mais l’autre qui te fait pleurer», les Algériens et les Algériennes qui aiment comprendre leur pays doivent en faire la principale salvatrice commémoration.
Car c’est l’évènement qui aura prouvé à la nation meurtrie qu’elle peut aussi se faire trahir gravement par les siens. Les siens dans les mains desquels elle a cru les clés de l’honneur de l’Algérie en endroit sûr. C’est pourquoi il serait légitime de considérer le la réunion de Tripoli, loin de la capitale, le lieu et l’enjeu de toutes les véritables préoccupations patriotiques, comme le plus grand évènement-leçon à graver dans une table d’airain pour les générations à venir. Qu’on est tenté de comparer avec le Haut Comité d’Etat qui a confisqué le pouvoir au «démissionnement» de Chadli Bendjedid à la suite de l’interruption du premier processus électoral important libre organisé en Algérie, et ramené de son exil l’un des pères fondateurs de la lutte pour l’indépendance nationale pour sauver la nation quelques mois avant de l’assassiner de la manière la plus abjecte et spectaculaire. Une scène dans le paroxysme de l’horreur où le monde entier regarde en direct à la télévision un chef d’Etat héros national exécuté en train de dire des promesses à sa nation.
De la dignité
Les Algériens et les Algériennes, dans leur écrasante majorité, dès la clôture du Congrès de la Soummam, cette quasi-mythique rencontre fondatrice, parce qu’il a su donner une définition honorable à l’Algérie, tellement grandiose, fort de sa puissance libératrice rétablissant les dignités, invitant au rassemblement, à la fraternité, aux meilleures chances pour la réappropriation de la justice dans le combat pour l’identité et l’édification de l’individu et de la communauté, se sont vite nourris de son message clair et ferme comme la roche du Djurdjura, des Aurès, du Ouarsenis ou de l’Atlas blidéen.
Grâce à lui, maints citoyens, pour leur bonheur propre, bien intégrés dans le schéma colonial, n’ont pas hésité à rejoindre les camps patriotiques de la revendication indépendantiste telle que prônée par les textes de la Soummam. Mais beaucoup parmi eux, informés des scélérates manigances ayant eu lieu aux assises de Tripoli en juin 62, n’ont pas attendu le 5 juillet pour prendre leur distance vis-à-vis du sabordage de la Révolution, par le double biais des armées des frontières et des aventuriers civiles qui se liguent avec elles dans la recolonisation de la capitale. D’aucuns se furent même improvisés harkis une fois débarqués dans les ports français afin de bénéficier de quelque traitement de faveur de la part de l’ancien colonisateur.
L’Algérie du butin
A cette époque, l’Algérie était analphabète et les flibustiers qui ont pris les rênes de son devenir n’étaient pas vraiment le contraire. Ils se sont mis, de but en blanc, dans la tête de considérer leur pays – le même que celui de leurs concitoyens - comme un butin et leur programme politique était, et le sera toujours, ni plus ni moins la gestion de l’Algérie comme tel. Dès lors les ordres de mérite ne sont pas l’accaparation des patrimoines de savoir et de connaissance abandonnés sur place par l’occupant et ses condescendances, pour l’exemple ordinaire, dans le domaine de l’agriculture, de la manufacture ou des services domestiques mais la rafle tous azimuts sur les biens matériels.
Le bilan ? Il ne lui faut pas toute une bibliothèque d’analyses châtiées pour le dire. Globalement l’Algérie, cinquante ans après le recouvrement de l’indépendance, est un Etat qui n’a pour arguments de consistance que les éléments de l’Armée et de la police d’un côté et les revenus des produits du sous-sol saharien qui lui donnent les moyens de transparaître solvable sur la scène de l’organisation du monde en Etats distincts, de l’autre. Dans le détail, un enfant algérien de la majorité populaire, mâle ou femelle, grandit sans nul ressort patriotique, sous alimenté et voguant dans les entrelacs d’une école abrutissante, il a la hantise de dépasser l’adolescence car il regarde autour de lui des adultes morts vivants dont il veut, coûte que coûte, ne pas ressembler. Ses perspectives d’avenir ne sont pas le diplôme le qualifiant quelque part dans la société mais une obtention de visa pour un pays occidental qui puise l’étoffer d’une dignité.
Le prochain demi-siècle
La dignité, le maître mot. Ceux et celles qui ont le haut-le-cœur pour «ce» cinquantenaire, ils sont justement malheureux pour la dignité de cette commémoration qui aura été à contresens des aspirations les plus légitimes et saines. Depuis le 19 mars 1962 l’Algérie est malade de ses chefs. Qui ne se résolvent jamais à vouloir s’inscrire par rapport aux populations dans le sens de la dignité. De tous les assassinats politiques qui ont émaillé le demi siècle de l’Algérie indépendante, de mémoire de rescapés du Congrès de Tripoli, personne n’a entendu parler d’un responsable dans l’entourage des décideurs ayant démissionné pour cela. Encore moins pour les « grands projets d’édification » qui ont réussi à étaler des ruines sur d’autres. Tandis que les responsables de l’exécution de Abane, Khemisti, Krim , Khider, Boudiaf et tant d’autres – impliqués d’une manière ou d’une autre – se font écrire des livres pour intervenir tels des historiographes, pendant que les témoins patriotes sont calomniés par des scribes payés rubis sur ongle.
Mais qui parle aujourd’hui du prochain demi-siècle ? Le dernier des citoyens cancres n’ignore pas qu’il sera sans manne gazopétrlière et sans légitimité historique d’aucune sorte. La guère telle que prophétisée par Thomas Hobbes, lorsque la souveraineté légitime n’a pas droit cité ? Ce sont les générations de celle dont appartient celui qui nous écrit dans ce site qu’il avait dix ans à la mort de Boudiaf qui doive concourir corps et âme pour que ce ne soit pas le cas.
Nadir Bacha