Pour des valeurs politiques communes
(par س.ج.)
Quand on suit de près les débats autour des différents articles publiés sur les pages du Quotidien d’Algérie et sur d’autres forums, on observe une grande similitude avec d’autres pays dans les rudes empoignades qui opposent les islamistes aux autres mouvements de pensées, en particulier à propos de l’Islam politique.
Cette focalisation traduit beaucoup plus en fait, les préoccupations des élites que celles du peuple ordinaire, mais il est écrit que ce sont les élites qui déterminent et managent les luttes politiques, suivies ou subies, bon gré mal gré par les peuples.
Ceci pour rappeler que dans de nombreux pays arabes, en particulier dans ceux qui ont réussi leur révolution, ces élites qui semblaient être unies comme un seul homme dans leur confrontation contre l’ennemi commun, ont repris, sitôt la dictature abolie – ou du moins paraissant comme telle – leurs hostilités idéologiques les unes contre les autres, sans qu’il n’y ait, ni vainqueur ni vaincu, sinon le ras-le-bol des peuples et le risque de chavirage du navire commun.
Bien entendu, il ne s’agit pas ici de s’interdire les débats, mais plutôt de les dépouiller de tout caractère dogmatique, en les recadrant dans un climat propice aux débats d’idées et aux dialogues culturels policés, loin de tout esprit d’exclusion et d’anathème qui provoquent le découragement des peuples, surtout durant les difficiles périodes de transition généralement porteuses de tous les dangers.
Ce qu’il est important d’appréhender, c’est qu’il existe toujours une certaine marge minimale de valeurs communes claires, autour desquelles peuvent se rencontrer toutes les idéologies, pour peu que s’y prête la volonté de tous. Certes, on trouve des intégristes dans les deux camps : Il y a d’une part la frange des éradicateurs qui veulent laïciser l’Algérie et la transformer en une sorte de « département français » occidentalisé et totalement déculturé et dépouillé de son identité musulmane et arabo-amazighe ; c’est cette frange qui est aujourd’hui au pouvoir et occupe le haut du pavé et est prête à replonger l’Algérie dans une nouvelle tragédie pour conserver son statut et ses privilèges. Il y a d’autre part une frange d’islamistes [les Salafistes – note du Traducteur] dont les conceptions du pouvoir n’augurent rien de bon et préludent même à l’émergence d’une autre forme de despotisme, quand on sait que certains penseurs appartenant à cette frange, vont jusqu’à justifier le maintien du despotisme au nom du devoir d’obéissance au prince [ici, au sens juridique du terme – n.d.Tr]. Mais aucune de ces deux franges ne dispose d’une représentativité réellement significative au sein de la société algérienne, si une décantation politique devait s’opérer entre les modérés de l’un et de l’autre des deux camps, à l’ombre d’un climat de liberté retrouvée. Mais même dans un tel schéma, il y aura lieu aussi, de surmonter les méfiances réciproques, dont il est inutile de faire la genèse ici, mais qu’il faut clairement nommer, en particulier, les accusations portées contre les islamistes par leurs adversaires, qui leur reprochent de s’accaparer de l’Islam et de vouloir se servir de la démocratie, uniquement pour accéder au pouvoir, tandis que de leur coté, les islamistes accusent leurs adversaires d’accaparer les valeurs positives de la démocratie, telles que le pluralisme, la modernité, les Lumières, la société civile etc.., et d’utiliser également la démocratie pour les empêcher d’exercer leurs droits civiques et d’accéder au pouvoir.
En vérité, chacune des deux attitudes accusatrices comporte sa part de pertinence. Mais s’il y un fait cardinal que nous devons tous nous remettre en mémoire, c’est que durant toute la longue histoire de la civilisation musulmane, il n’y a jamais eu ce qu’on peut appeler un Etat religieux, à l’image de ce qui s’est produit en Europe durant des siècles. Cette remarque mérite à elle seule une série d’articles. Quant à la période des premiers Califes – ou Califes orthodoxes, illuminés – elle a constitué sans conteste, la période des régimes politiques les plus justes et les plus équitables qu’ait connue l’Histoire en général et l’on peut même avancer que cette période fut la première où l’on vit s’instaurer une réelle séparation entre le pouvoir Exécutif et le pouvoir Judiciaire. Et c’est seulement par la suite, que l’on vit apparaître des monarchies de caractère dynastique et souvent despotiques qui, sans être franchement hostiles à la religion, n’en ont pas moins suscité les oppositions de nombreux Oulémas. A l’ombre de la plupart de ces monarchies, la civilisation musulmane a connu un essor scientifique et économique sans précédent, parallèlement à la liberté de pensée et d’expression.
Quant à la période contemporaine consécutive à l’ère de l’indépendance, elle est malheureusement profondément marquée par l’avènement de pouvoirs personnels – qu’ils soient exercés par un monarque absolu ou par un despote – des pouvoirs qui ont exclu la religion du champ politique ou au contraire, l’ont instrumentalisée comme en Arabie Saoudite. C’est dire combien il serait aussi fallacieux pour telle mouvance politique d’invoquer les vertus d’un modèle d’Etat théocratique purement imaginaire, que pour telle autre, de pousser des cris d’orfraie contre les risques d’avènement non moins imaginaire, d’un tel modèle, juste pour faire peur aux citoyens et exclure ses adversaires, porteurs d’une autre vision politique.
Le paradoxe qui fausse la pensée chez la plupart de nos élites, c’est que ces élites se laissent facilement entrainer dans des débats stériles et secondaires en tous cas, par rapport aux problèmes quotidiens de la majorité des citoyens. Il en est ainsi par exemple – chez les islamistes – de la question du hidjab, de la mixité et autres aspects apparents de la religiosité ; en face, leurs adversaires donnent la priorité des priorités aux « libertés » – du moins telles qu’ils les conçoivent – en affichant leurs inquiétudes quant à l’interdiction de l’alcool, à la flagellation punissant l’adultère ou autres châtiments dans la Chari’a. Or, ce sont là des débats qui ne reflètent pas les vrais problèmes de la société. S’agissant de la femme par exemple, on semble ignorer le cas dramatique de ces milliers et milliers de femmes divorcées dont les droits sont bafoués, tandis que, jusqu’à nos jours, dans certaines de nos campagnes des milliers et des milliers d’autres, continuent d’assurer les travaux dans les champs, pendant que les hommes passent leur journée dans les cafés. Voilà un exemple de vrais problèmes sociaux parmi tant d’autres, qui témoignent du dérèglement des priorités et qui devraient interpeller les islamistes soucieux de la manière de s’habiller des femmes ou de la moralité des gens, d’autant que cette catégorie de sujets, relève moins du rôle de l’Etat que de celui des prêcheurs ou même de la société civile.
Du reste, faut-il rappeler que le port du hidjab et d’une manière générale, le retour du phénomène religieux dans les années 1980 n’a pas été le fait de l’instauration d’un « Etat islamique quelconque » mais qu’il est dû tout simplement à un certain climat de liberté qui a favorisé l’activité du mouvement islamique. Quoi qu’il en soit – ainsi que l’a fait remarquer le Cheikh Ghannouchi avec justesse – le fait d’imposer une conduite religieuse au sein d’une société donnée, finit dans le meilleur des cas, par transformer une partie de cette société, non pas en partie saine et cohérente de la société, mais en frange sociale hypocrite comme cela existe dans les sociétés saoudienne ou iranienne. Il suffit par exemple de prendre un avion en partance de l’Arabie vers l’Europe, voire vers un autre pays arabe, pour s’apercevoir de certains comportements difficiles à imaginer…
L’étape actuelle et celles qui vont suivre, requièrent de nous tous, la nécessité de dépasser les conflits idéologiques et de nous accepter mutuellement. Il s’agit de gérer nos différences, non pas à l’aune de nos convictions religieuses respectives, mais à l’aune des contenus des programmes politiques de chaque partie. Ainsi, les adversaires de l’islamisme politique devront comprendre une fois pour toutes que cet islamisme politique est profondément enraciné dans notre société où il constitue un fait patent, inséparable de notre identité nationale impossible de dépasser ou à ignorer et qu’il leur faudra apprendre à composer avec cette réalité au lieu de la nier, en cherchant à transposer chez nous une laïcité occidentale qui a totalement exclu la religion chrétienne du champ politique. De leur coté, les islamistes devront accepter le fait qu’il existe dans la société, d’autres mouvements de pensée et d’autres orientations idéologiques et qu’aucun être humain ne peut se revendiquer comme étant « le » détenteur de la vérité et que leur(s) projet(s) islamique(s) ne constituent in fine qu’un effort exégétique de l’Islam, parmi d’autres projets.
D’ailleurs, si nous ne devions tirer qu’une seule leçon positive de l’expérience vécue durant les deux dernières décennies, ce serait celle de constater que la corruption morale n’a ni idéologie ni référent de pensée : cette expérience amère a montré en effet que tous les islamistes, pas plus que tous les démocrates ou tous les nationalistes ne sont pas nécessairement ce qu’ils se revendiquent être. Et de même que les deux décennies écoulées auront permis de démasquer les médiocres et les corrompus dans un camp comme dans l’autre, de même, l’avenir permettra de révéler [sur le terrain de l'action] les hommes de valeur dans un camp comme dans l’autre. Tant il est vrai que, si les mauvais génies dans les deux camps ont conduit le pays à la ruine, rien ne s’oppose en revanche, à ce que les enfants sincères de ce pays puissent se concerter et s’allier pour reconstruire ce qui a été détruit. Et l’exemple de la Tunisie voisine n’est pas si éloigné de nous. Car, au fond, la problématique réelle [à laquelle on se trouve confrontés] réside moins dans les valeurs intrinsèques proclamées dans les littératures idéologiques respectives des uns et des autres que dans la sincérité de leur engagement pour ces valeurs.
Ceci pour souligner que si le peuple réussit à se libérer du régime mafieux, les défis auxquels l’Algérie se trouvera confrontée, n’auront quasiment aucune incidence d’ordre idéologique. En effet, les enfants sincères de ce pays n’auront aucune difficulté à trouver un consensus total sur certains impératifs nationaux majeurs ; qu’il s’agisse de la construction d’un système éducatif fort, avec de vraies Universités et une vraie politique de Recherche Scientifique, qu’il s’agisse d’une politique de santé publique efficiente, qu’il s’agisse de la lutte sans merci contre la corruption et les détournements de deniers publics ou qu’il s’agisse de réaliser la sécurité alimentaire des citoyens…etc…etc.. Mais il y a un préalable absolu, sans la réalisation duquel, rien ne peut se faire dans ce pays : Il s’agit de neutraliser les différents relais du colonialisme et du néocolonialisme et de démanteler les pièges de la discorde, de la division et du régionalisme qui ont été semés au sein de notre société, en édifiant un système politique démocratique fondé sur l’Etat de droit et la justice sociale.
Mais il faut avoir présent à l’esprit, que l’instauration de la démocratie, ne peut à elle seule, réaliser l’Etat de Droit, l’essor économique ou la justice sociale. La démocratie n’est qu’un instrument institutionnel, empêchant les dérives despotiques mais elle ne garantit pas la réalisation des aspirations du peuple, car, comme a dit Bernard Shaw : « »Democracy is a device that insures we shall be governed no better than we deserve »" [ La démocratie est un système qui garantit que nous ne serons pas gouvernés mieux que nous ne le méritons. ].
Quand on observe les expériences démocratiques à travers le monde, on s’aperçoit que la plupart d’entre elles n’ont réalisé ni justice sociale, ni essor économique ni renaissance, à l’exemple de la Grèce, du Portugal, de la Bulgarie ou de l’Ukraine, avec sa « révolution orange ». Or, bien que ces pays aient instauré un système politique réellement démocratique, leurs classes politiques respectives ont échoué ; probablement du fait que les bases sur lesquelles s’est fondé le processus démocratique n’étaient pas saines. En particulier parce que les spécificités nationales respectives de ces pays n’ont pas été prises en compte. A l’inverse, nous constatons que la Chine qu’on ne peut pas qualifier de pays démocratique connait un essor économique considérable, même s’il a été fondé sur des critères discutables au plan moral. Mais le pire des contre-exemples qui menace toutes les démocraties, c’est celui qui aboutit à une démocratie orientée comme c’est le cas des Etats-Unis ; la démocratie dans ce pays ne peut produire que l’une ou l’autre des deux faces d’une même pièce, l’une et l’autre étant au service d’un même système économique capitaliste sans âme, dirigé par une véritable organisation secrète internationale ; mais cette organisation immorale, dépourvue de la moindre des valeurs humaines, n’en est pas moins le résultat de processus électoraux dont l’apparence démocratique rend difficile tout bouleversement susceptible d’instaurer une réelle justice sociale. C’est le même problème qui se pose, bien qu’à des degrés différents, dans les autres démocraties occidentales ; des démocraties dont certaines ont produit des régimes politiques [colonialistes et néocolonialistes] qui se nourrissent du sang, de la sueur et des richesses des autres peuples, sans se préoccuper outre mesure, d’appliquer envers ces peuples, les mêmes valeurs humanitaires qu’elles ne cessent de prôner, en réservant l’accès à la démocratie, uniquement aux milieux politico-économiques susceptibles de maîtriser l’opinion.
Aussi, le grand défi [pour nous] réside dans la construction d’un système politique démocratique fondé sur des bases et des mécanismes constitutionnels solides qui répondent aux aspirations du peuple et à ses spécificités issues des valeurs de sa religion et de sa civilisation tout en rendant impossible que ce processus de démocratisation ne se transforme en instrument au service des intérêts financiers et/ou médiatiques qui favoriserait l’émergence d’une bourgeoisie politique subordonnée à la bourgeoisie des compradores, d’où seraient exclus les intérêts du peuple.
Et comme l’a dit le défunt Malek Bennabi : « »Nous ne pouvons pas façonner l’Histoire en emboitant le pas aux autres peuples, sur toutes les voies qu’ils ont empruntées, mais en ouvrant des voies nouvelles. »"
Quoi qu’il en soit, l’avènement d’un Etat de droit et de justice en Algérie est un fait inéluctable désormais ; et cet avènement pourrait passer par une longue et difficile gestation, comme il pourrait être aisé et rapide. Cet avènement, l’Histoire l’enregistrera soit à notre crédit soit à notre débit, selon que nous aurions été un facteur de facilitation ou un poids. Et à ce propos, il me vient en mémoire des passages d’une lettre envoyée par un éminent chercheur et mathématicien algérien en France à un groupe de chercheurs algériens et dans laquelle il décrit – avec la langue des mathématiques – l’intelligence collective dans les Universités et les maux que pourraient entrainer les élites contre les sociétés. Même si le sujet original soulevé par cette lettre est différent du propos de cet article, il colle exactement à la situation actuelle. Je reproduis telles quelles, les termes [de la lettre] sans les traduire, en supprimant seulement un passage étranger à notre propos.
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Traduction par Abdelkader DEHBI.