Posté par Rédaction LQA
Adel HERIK
Oui, quand ceux et celles qui ont connu l’Algérie de la fin des années 50 et du début des années 60 pensent à notre situation présente, ils ne peuvent que ressentir une profonde tristesse, tant tous leurs espoirs ont été trahis. Trahis pas qui? Force est de constater que le blâme ne peut en aucun cas être rejeté sur la masse du peuple mais sur les décideurs. Le peuple algérien a été victime de ses élites civiles et militaires, qui n’ont pas été capables de répondre à ses attentes et de mettre le pays sur les bons rails. Les 50 années passées dégagent une terrible impression de cacophonie. Aucun axe de progrès ne se dessine, aucune construction digne d’être retenue par l’histoire, aucune orientation claire qui puisse donner aux générations montantes des raisons d’espérer et de croire en l’avenir…
Terrible constat d’échec de deux générations, celle qui a libéré le pays mais qui, une fois l’indépendance arrachée, a reconduit la tyrannie du système colonial sous d’autres formes et celle – la mienne – qui était sensée lui succéder, mais qui n’a jamais réussi à trouver ses marques, tant le climat intellectuel et moral n’a fait que se dégrader de manière continue avec le temps. Comme ils semblent loin les idéaux de Ben Badis, Ferhat Abbas et Messali Hadj.
Comment renverser la vapeur? Est-ce seulement possible? Il est terrible de constater que la plupart des pays du tiers-monde ayant accédé à l’indépendance ont connu le même sort que le nôtre. Il y aurait donc comme une fatalité historique qui voudrait qu’à la colonisation succède la débâcle et la tyrannie d’une nouvelle classe assoiffée de pouvoir et suceuse de sang. Aux simples valeurs des modestes gens de nos villes et nos campagnes de jadis – dont la frugalité n’était pas la moindre – ont succédé des habitudes totalement étrangères à la mentalité du Maghrébin arabo-berbère des siècles passés : voracité, suffisance, arrogance, individualisme forcené, etc. Est-il possible de faire revivre ce qui a été détruit? Est-il possible de ressouder les maillons brisés afin de rétablir la chaîne qui nous reliait à la culture de nos ancêtres?
Comment faire pour retrouver cet islam maghrébin tout empreint de discrétion et de pudeur, sans excès de puritanisme, hostile à toute forme de religiosité ostentatoire et à toute forme d’inquisition, transmis de génération en génération par une culture populaire qui alliait la foi à la chaleur humaine et à l’accueil de l’autre? Il faudrait pour cela une personnalité religieuse qui soit touchée par la grâce divine, comme l’ont été les prophètes à travers les âges, une personnalité qui, par sa seule présence désintéressée, rétablisse la confiance et dissipe les doutes. Une personnalité qu’aucune sorte de pouvoir ne tente, toute d’amour et de tolérance, au visage auréolé de lumière et au sourire enfantin, capable d’expliquer la soura la plus hermétique du Coran au fellah analphabète et de débattre avec la plus grande aisance et dans le langage le plus abstrait avec un philosophe existentialiste des temps modernes. Pour le moment seul l’« islam politique » se présente à nous et je dois avouer que, pour ma part, je ne le considère pas comme un retour à l’islam maghrébin que nous ont transmis nos aïeux. Sans vouloir offenser quiconque, ni susciter une quelconque polémique, il me semble que nous avons là affaire à une forme crispée d’islam, une sorte de « fast-islam » (comme on dit fast-food) totalement orienté vers la seule conquête du pouvoir politique, supposé être la clé qui ouvrira toutes les portes, un islam-combattant dédaigneux de toute forme de spiritualité, qui rejoint paradoxalement ainsi l’idéologie révolutionnaires moderne de gauche par ses méthodes et ses buts.
J’ai bien conscience que c’est là un sujet sur lequel il ne peut y avoir de consensus pour le moment et que toutes les énergies sont tendues vers le démantèlement du système mafieux qui bloque le pays et la société, comme elles le furent entre 1925 et 1962, avec le système colonial.
Détruire encore et encore, sans même prendre le temps de reconstruire. Enfant, j’ai grandi avec le son des grenades et des mitraillettes, les vociférations des soldats français et des harkis qui débarquaient à n’importe quelle heure, leur chien-loup en tête, et la peur du roumi que les moudjah’dine – dont il ne fallait jamais prononcer le nom à haute voix – combattaient au péril de leur vie. A l’orée de la soixantaine, je me trouve encore dans une Algérie qui souffre en silence, prisonnière d’un système mafieux qui la détruit et la ronge tel un cancer, une Algérie qui tremble devant les agents de l’État-DRS, qui a mal, qui a perdu le goût de vivre et dont la jeunesse ne cherche le salut que dans la fuite vers d’autres cieux plus cléments.
Une vie pour rien : tel est le terrible constat de ma génération. Nous laisserons à nos enfants une Algérie en piteux état, matériellement et moralement. Aujourd’hui, nous n’avons d’autre alternative que de semer les bonnes graines, en gardant à l’esprit l’image de nos grands-parents et de nos parents, leur ardeur au travail, leur amour de la terre, la natte de « doum » sur laquelle ils priaient cinq fois par jour, et tant d’autres traits gravés à tout jamais dans notre mémoire, en espérant qu’elles donneront un jour de belles pousses qui se pareront à leur tour de magnifiques fleurs – roses, œillets, jasmins… – dont la beauté et le raffinement redonneront aux générations montantes l’amour de leur pays et le désir de l’embellir et d’en faire le petit coin de paradis qu’il aurait dû devenir de notre vivant.