Posté par Rédaction LQA
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Kamal Guerroua
«Le temps ne s’occupe pas de réaliser nos espérances, il fait son oeuvre et s’envole»
Euripide, philosophe athénien (485-405 av.J-C)
L’Algérie est une perle rare pour ceux qui savent la sauvegarder, une prairie fertile pour ceux qui savent l’entretenir, un chantier productif pour ceux qui savent l’exploiter et un paradis sur terre pour ceux qui savent l’aimer. On veut bien titiller les consciences et réveiller ce fol espoir d’un retour aux sources authentiques de l’algérianisme, de l’algérianité ou de «l’algérianitude». Cet étrange sentiment de fierté et d’amour-propre qui vibre en chacun de nous dès que le drapeau national flotte au vent et hisse ses couleurs «verte, blanc, rouge» au firmament, on aimerait bien aussi tisonner les braises presque éteintes de notre fraternité d’antan, celle qui a permis à nos ancêtres d’arracher l’indépendance sans plier à la volonté des usurpateurs ; celle qui doit aujourd’hui commencer par la première cellule familiale de la société et culminer au plus haut sommet des institutions de l’État. Afin de sauver le pays, la fraternité doit être le mot d’ordre national «une fraternité dans les rêves et les espérances, les craintes et les incertitudes». Néanmoins, à bien observer la réalité, on n’y trouve que désaveu et désenchantement car le corps de l’Algérie est sous anesthésie prolongée, c’est un grand malade. On dirait qu’un vers solitaire consume à petit feu ses tripes et le dévore de l’intérieur. Est-ce à dire par là que c’est l’apathie du pays ou le destin maudit d’une génération perdue qui en est la cause? Génération du désespoir pour certains, foutue et irrécupérable pour d’autres, morte aux yeux de tous, qu’importent les épithètes du moment que ladite génération aurait mérité et mérite encore à mon humble avis le qualificatif de «résistante». Résistance à la hogra, à la malvie, aux passe-droits, au chômage, à l’éclatement de la famille traditionnelle, au syndrome de…«dégoûtage» et j’en passe. A bien y regarder, en remontant le fil de l’histoire contemporaine de notre patrie, on se rend compte bien vite que trois éléments cancérigènes sont à l’origine du malheur dont on souffre : le colonialisme, la dictature et l’islamisme dans la mesure où les séquelles et les avatars de cette «triade maléfique» ont mis les bâtons dans les roues du processus de reconstruction nationale. L’écrivain syrien Burhane Ghalioun affirme à juste raison que les États arabes dans leur grande majorité sont le pur fruit d’«une inertie historique» et non plus la résultante d’une dynamique graduelle de civilisation (1) Il est vrai que, analysé sous l’angle socio-anthropologique, ce constat est à bien des égards fort pertinent. Car, étant stagnés dans une phase de «préorganicité pérenne», ces États ou semblant d’États n’ont pu s’en défaire qu’au terme d’un processus de cohabitation ou de conflictualité avec le monstre colonialiste (protectorats, mandats, condominium ou tout simplement colonisation). En effet, la sociologie politique apporte la preuve que la personnalité de l’individu ressemble en bien des points à celle de l’État ou de la Nation du fait qu’elle ne se forge qu’après s’être frotté avec l’autre. Ceci dit, en plus de l’évolution naturelle des nations, il y a le critère de la connaissance de l’autre qui entre en jeu. La seule tare, c’est que dans le cas algérien, la rencontre avec les français s’est faite dans la violence du colonialisme.
Par ailleurs et sur un autre aspect, il est significatif de rappeler que l’expérience historique fournit des leçons utiles aux pays. S’étant aperçu des dérives et des limites de l’ancien système face à la grande dépression qui a asphyxié les États Unis à la fin des années 30, le président Roosvelt (1882-1945) a lancé son projet «New Deal», littéralement «le nouveau contrat», lequel fut une rupture, «un aggiornamento» et en même temps une rénovation du vieux «contrat social» théorisé deux siècles auparavant par le philosophe des Lumières Jean Jacques Rousseau (1712-1778). Après une période de prohibition (lutte contre tous les fléaux sociaux) tendant à moraliser la société et à la discipliner, Roosvelt, à l’instar de son aîné prédécesseur Georges Washington (1732-1799) qui a libéré les siens de l’emprise britannique, s’est empressé à restructurer son pays et à le faire sortir de son isolement mondial. Ce fut un vrai projet social contre la pauvreté et l’exclusion. Les grandes nations sont ainsi faites: les initiatives personnelles accouchent de grands projets et les ruptures donnent naissance à des ouvertures, «la dialectique du changement» est au cœur des stratégies politiques des dirigeants. Aujourd’hui en Algérie, comparée à cette dynamique des américains, on remarque que notre patrie a emprunté un tout autre cheminement. La montée inexorable du fatalisme et du désespoir parmi la jeunesse et même chez la vieille génération a mis en veilleuse toute velléité du salut national. La profondeur des peurs et l’absence d’horizons dépeignent l’image d’un pays qui marche au ralenti et avance de biais : deux pas en arrière et un tout petit pas en avant. Pour s’en convaincre, il ne suffit qu’à suivre l’actualité. Dès son investiture après des mois d’attente marathonienne à la tête de l’exécutif, Abdelmalek Sellal, un technocrate sans affiliation partisane, a promis de nettoyer le pays, le nettoyer bien sûr au sens propre et au sens figuré. Au bout du compte: peine perdue et discours creux puisque la réalité du terrain laisse à désirer. Outre la corruption des âmes, l’Algérie profonde est confrontée aux monticules d’ordures ménagères qui jonchent les rues et à des décharges publiques à ciel ouvert sans contrôle ni normes d’hygiène. Maintenant on aimerait bien s’interroger ce que l’on veut bien nettoyer «les rues, les hommes, les bâtisses officielles, le vice des responsables ou le désert nu…» et cela sera sans doute une question légitime et rationnelle. Signataire des accords internationaux ayant pour visée la promotion de la politique du «développement durable», le pays, quoique nanti d’un excédent de réserves de change sans précédent dans son histoire est, semble-t-il, incapable de se procurer de simples incinérateurs pour recycler ses déchets, protéger ses citoyens et la nature. Alors à quoi cela sert-il de parler de la lutte contre la corruption avec un grand «C»?
Rien d’étonnant à cela, une majeure partie de nos villageois et citadins se désintéressent de «la bonne gouvernance», de «la citoyenneté» , de la gestion des deniers publics, de cette kyrielle de concepts que l’on invente chaque jour moulés dans un arabe classique bien ciselé à l’écran des télévisions, son unique souci est, comble d’ironie, le phénomène des ordures qui salissent son espace public. A qui la faute au peuple non éduqué, aux responsables véreux, ou à l’État défaillant? Justement, «les algériens sommes-nous de bons citoyens…!» est le slogan crée dernièrement par un groupe d’internautes sur les réseaux sociaux afin de répondre à cette problématique. Assurément, ses membres n’en ont rien compris, ils veulent des explications urgentes «Messieurs» les responsables. Allez sur le terrain, bougez-vous et répondez! Il est clair qu’un bon nombre de nos compatriotes commencent à déraisonner à force de raisonner sur cette situation désolante du pays. L’état des centres d’accueil et des «dyar rahma» donne un aperçu éloquent du quotidien difficile des foyers algériens. Il paraît bien que la délinquance politique et «la voyoucratie» ont l’ascendant sur le patriotisme et la citoyenneté. Aussi est-on en droit de pense qu’à trop s’en remettre à la potion de la rente, nos élites empêchent le pays de décoller. Elles accusent une terrible panne d’idées. Le drame c’est qu’au moment des soins, nos responsables choisissent les capitales occidentales comme gîte de villégiature et de convalescence, on dirait qu’ils souffrent du syndrome de schizophrénie dissociative : ils vivent ici, se soignent là-bas et nous gavent les esprits de ce nationalisme bas niveau ! La dégradation des mœurs de nos élites est aujourd’hui chose évidente (2). Dans certaines localités de l’ouest algérien, de simples citoyens achètent des actes de naissance à 200 dinars la pièce, le service public s’est transformé en réceptacle de «tchkara» et de «mâarifa». Le plus dramatique c’est que les algériens, soit par crainte ou sagesse, refusent de payer la rançon du changement et croient naïvement échapper à l’ankylose tout en restant à la lisière de ce qui se passe autour d’eux et chez eux. L’hypertrophie politique est telle que les forces vives de la nation s’inféodent peu à peu à l’indifférence. Or, pour qu’il y ait changement encore aurait-il fallu qu’il y eût auparavant une prédisposition citoyenne, une ligne de conduite et une charte nationale concertée pour une sortie définitive de la crise : bien entendu, il s’agit ici de crise de valeurs, d’éthique, d’idées et de management. Le devenir de la nation est affaire de tous car la débâcle est nationale et tout le monde en est responsable à quelques degrés près. Nos élites sont appelées à cesser de téter aux mamelles de la rente, de la démagogie et du mensonge. Le spectre du tribalisme ressurgi de nulle part à la faveur des dernières élections locales renseigne à bien des égards sur l’état de délabrement avancé de la sensibilité démocratique. Les fraudeurs y ont trouvé leur compte. La municipalité est devenue un lieu de lucre et des affaires douteuse, la majorité des candidats, avouons-le bien en ce papier, y sont attirés parce qu’ils espèrent satisfaire leurs appétits matériels sur le dos de communes sinistrées et budgétivores. C’est vraiment grave, le poste de maire, si important et si honorable soit-il sous d’autres cieux, porte dans le cœur de nos citoyens une connotation très péjorative ces dernières années. La maladie du politique et de la politique a gangrené l’atmosphère des relations sociales déjà combien fragilisées au bout de dix ans de guerre civile sans merci (1992-2000). Un tas de facteurs participent à cette dévalorisation sociale de la politique, d’abord, le mépris des responsabilité au niveau local, ce qui dévoile d’ailleurs la vraie nature de la société algérienne. Nombre de nos jeunes diplômés fuient toute participation dans une liste électorale municipale en raison de l’image peu flatteuse qu’ils s’en font, l’inconscient collectif est noyé de faux clichés relayés par une populace à la limite de l’analphabétisme.
Dans un pays sain, c’est la haute sphère qui approvisionne les masses de «carburant idéel» en leur distillant les message intellectuel, philosophique et politique que ces dernières s’attèlent, le temps venu, à tamiser et à assimiler. Or, en Algérie, c’est l’inverse qui se produit, la nature des rapports de forces «élites-masses» est faussée par une espèce de processus de déculturation ou osons ici le terme de «décérébration massive» tantôt mis en branle à dessein par les autorités publiques tantôt subi de facto par aussi bien le pouvoir que la société suite à une mauvais diagnostic du terrain et des phénomènes voire suite aux séquelles des crises à répétition auxquelles la patrie a survécus. En toute logique, lorsque un militant d’une formation politique se porte candidat dans une échéance électorale, il doit au minimum connaître les principes de son parti, ses idéaux, la ligne idéologique qu’il défend, ses assises et son ancrage démographique. En Algérie, des quidams analphabètes s’aventurent dans des joutes politiques à l’aveuglette. D’aucuns soutenus par des affairistes, d’autres par des comités de quartiers éphémères et sans utilité publique tandis que la plupart nagent dans l’eau trouble des alliances contre-nature. Ainsi l’état de blocage systématique de presque la moitié des communes a-t-il donné lieu lui aussi à une gabegie insurmontable. Il n’est point inutile de rappeler que c’est dans la gestion des deniers publics dans le cadre des collectivités locales que la patrie retrouve le meilleur remède contre les forces d’inertie qui bloquent les réformes en haut lieu. L’Algérie a besoin comme l’aurait bien souligné l’auteur Tarek Ghezali de l’engagement du radical (l’opposant frontal au régime), du pragmatisme du réformiste (celui qui a un pied au pouvoir sans en faire réellement partie), de l’intelligence de l’éditorialiste (la presse, l’intelligentsia et les médias alternatifs) et de la lucidité du désabusé (le jeune algérien) (3) . Tous ces profils divergents et contrastés ont intérêt à se coaliser pour qu’il y ait véritablement changement. De toute manière, une étude sociologique sérieuse de la dynamique sociétale en Algérie post-1988 devrait être menée en urgence par des spécialistes afin de déceler tous les dysfonctionnements qui entravent le progrès du pays. Fait étrange! Par moments, on sent que le pouvoir algérien ou le système social dans sa globalité est dépassé par l’ampleur de la régression tout azimut du pays. Par endroits, on pressent que celui-ci fait litière de toute forme de dignité et apporte sa contribution au pourrissement de la société. En conséquence, le dilemme devient insoluble et le peuple insolvable. Les répercussions sont à moyen et à long terme très pernicieuse car le pays se vide de ses compétences et de sa jeunesse. Tout le monde rêve de partir et laisser le pays à l’abandon. Cela risque de ressembler à long terme au phénomène d’émigration décrit dans la pièce théâtrale «Babor l’Australie» par l’humoriste Mohammed Fellag. Il y a même des types qui sont prêts à vendre tous leurs biens et dépenser des centaines de millions pour quitter leurs familles et les leurs pourvu qu’ils puissent goûter à «la douce galère» de l’hexagone. En réalité, la mobilité en Algérie pose problème et les algériens se connaissent mal entre eux : rareté de lignes ferroviaires sécurisées, cherté de la vie, vétusté du réseau routier, peu d’investissement du privé dans le secteur des transports…etc, le tout mélangé à l’absence de plans urbanistiques (annuaires, pages jaunes… etc). Au Sahara, dans les zones pétrolières, on circule par autorisation, le grand sud utile économiquement, l’est moins politiquement. En guise de conclusion, comme on pourrait bien le constater, le verrouillage systématique de la société a engendré la réclusion et le repli de celle-ci sur soi. A titre d’exemple, l’hôtellerie, pour ne parler que de ce secteur est un échantillon de l’échec algérien. C’est un créneau très négligé, à titre indicatif, la ville d’Alger possède moins d’une vingtaine d’hôtels alors que celle de Doha au Qatar, mini-État au Moyen Orient, en est dotée de plus d’une centaine bien les deux pays soient rentiers! En plus, la nuit les boutiques algéroises baissent rideau tôt, signe on ne peut plus de la mort de la vie nocturne dans une ville méditerranéenne très prisée de part et d’autre. Un exemple de détail qui résume à lui seul le drame algérien. Mais peut-on à l’image des américains inventer notre New Deal, mazal l’espoir dixit feu Hasni.
Notes de renvoi:
1- Burhane Ghalioun, Le malaise arabe : l’État contre la Nation, éditions la découverte, 1991
2- Noël Boussaha, «Frontière est: prostituées, zetla, cigarettes…, tout passe» journal El Watan, 14 décembre 2012
3- Tarik Ghezali, cinq algériens et un changement, Jeune Afrique N 2701 du 14 au 20 octobre 2012
Kamal Guerroua, universitaire