Omar Benderra, Ghazi Hidouci, Salima Mellah, Algeria-Watch, 24 février 2010
Quelques années après la rocambolesque affaire Khalifa, les médias algériens nous apprennent à nouveau que les grands projets d’infrastructure de la présidence Bouteflika 1 et 2 et la non moins grande « nouvelle percée » de l’Algérie sur les marchés des hydrocarbures donnent lieu à des malversations de grande ampleur. Nous l’apprenons par les fuites d’enquêtes et par des articles de journaux. Convenons qu’autrement, on n’en aurait rien su. Tout serait demeuré dans l’ombre et relèverait purement de l’ordre des conjectures.
Et voila que beaucoup souhaitent entendre les voix de l’« opposition » – ou à défaut celles d’opposants – et s’étonnent des réticences de certains à entrer dans une controverse initiée par le régime. Cela pose la question du rôle réel de la corruption dans le système de pouvoir algérien, ainsi que celui des campagnes « anticorruption » régulièrement conduites par celui-ci.
Sans grande subtilité, la communication sur ces affaires récentes vise deux objectifs principaux. Le premier objectif martelé, de sorte à ce que nul doute subsiste dans des esprits suspicieux, est que les officiers de « police judiciaire » des services secrets – de fait police politique disposant de pouvoirs exorbitants au droit commun – sont l’expression de la régulation souveraine, une police républicaine qui ne mérite que l’éloge et dont le peuple se doit d’être fier. Le second objectif officiel est que le gouvernement n’est pas en reste, il tente d’apporter des réponses. Lui aussi mérite donc confiance et respect ; il a en effet lancé une vaste campagne de lutte contre la corruption dans ses propres appareils, visant, avec une impartialité émérite, jusqu’à ses propres membres.
Revenue de biens des illusions, l’opinion publique dans toute sa diversité n’est absolument pas surprise par les dérives et les scandales. Les citoyens considèrent très habituellement que le mal est bien plus grand et bien plus profond que ce que les révélations de presse pourraient laisser accroire. L’opinion est également habituée à vérifier qu’au bout du compte, fatalement, seuls des seconds couteaux, voire des innocents, payent. Mais cela n’empêche pas la rumeur publique, cette fois comme les autres, de se mettre en mouvement et d’enfler au fil du temps. Cette réalité sociale mériterait d’être analysée. Cela serait bien plus utile que de perdre un temps précieux dans un débat récurrent qui se résume en fait à n’envisager ces affaires de corruption qu’en tant que spectacle d’une lutte entre le mauvais et le pire ou même entre méchants clans réglant leurs comptes.
En effet, les gens rêvent toujours, s’acharnent à espérer – et c’est bien trop humain pour qu’on puisse le leur reprocher – de la possibilité d’une justice dans ce pays. Ils sont prêts à y croire, même si cette justice se manifeste subrepticement et comme par accident. Pour un honnête homme, soucieux de donner un sens moral à sa vie, il est dans la nature des choses que, de temps à autre, des coupables soient sanctionnés. Qu’il en aille autrement serait désespérant… accepter l’impunité comme allant de soi est partout inadmissible. Le match supposé – toujours plus où moins truqué – vaut donc le coup d’être regardé. Mais, simultanément, c’est très perceptible, l’opinion n’est pas convaincue ; la qualification officielle des faits, les noms des coupables présumés paraissent peu crédibles et la nature des délits – leur ampleur - fort minorée. La rumeur fait état de dérives qui reflètent mieux l’importance des sommes détournées et désigne davantage de coupables à un niveau élevé de responsabilité dans l’Etat. La confiance, si tant est qu’elle n’ait jamais prévalu, a précédé les harragas : elle a depuis longtemps déserté nos rivages. L’affaire de corruption change de registre, devient plus politique et les gens en arrivent enfin à oublier presque le scandale pour souhaiter la mise en cause du gouvernement ou, plus exactement, au-delà du gouvernement, du vrai pouvoir qui tire les ficelles et n’exerce aucune responsabilité légale dans la conduite des affaires.
L’opinion n’est pas dupe. Elle devine toutefois que ce pouvoir de l’ombre, non matérialisé, peut toujours, en cas de pourrissement, prétendre qu’il n’exerce aucune autorité et s’afficher comme une alternative. Les citoyens ne sont pas crédules. Ils savent bien que cette revendication ne sera jamais prise en compte, mais ils l’entretiennent pour ne pas perdre totalement espoir et faire comme si le droit au respect et à la dignité leurs étaient toujours reconnu. Un peu comme pour l’équipe nationale de football ; c’est important par défaut et l’illusion tient lieu de stimulant… Il faut bien essayer de vivre, jusqu’à ce que l’exutoire s’évanouisse et que l’on soit amené à penser à autre chose… Tout cela est tellement triste et en même temps compréhensible : nul ne peut jeter la pierre à ceux qui mordent à de tels appâts… Il faut seulement rappeler encore que notre pays n’est pas dans une situation d’Etat de droit, de respect des libertés, de responsabilité et de justice où la corruption serait un sport pratiqué uniquement à la marge de notre vie sociale par des délinquants marginaux comme le serait, par exemple, le vol à l’étalage. La réalité est que le système politique lui-même n’existe que par effraction ; la délinquance contrôle le politique, la violence d’Etat et donc les dimensions financières et commerciales de la vie du pays. Qui se souvient de Mohamed Boudiaf ? Symbole de l’innocence politique poussée à un degré rare, l’homme historique de la guerre anticoloniale a cru pouvoir lutter contre la corruption sans changer le système. On sait ce qu’il advint.
Alors où commence et où s’achève la corruption algérienne ? Existe-t-elle vraiment ? Il n’est pas besoin de savantes analyses pour appréhender une réalité brutale connue de tous. Comment nommer corruption la captation criminelle systématique des richesses publiques organisée par ceux-là mêmes chargés de l’interdire et de la réprimer ? Ceux-là mêmes qui libèrent les matraques policières sur les crânes de pacifiques médecins payés au lance-pierre ou de tranquilles enseignants réduits à la misère. Dans l’organisation du pouvoir algérien, le vol est la règle. Ce qui fait exception dans ce système est bien la probité, le sens de l’intérêt général et du bien commun.
Toute l’économie est organisée sur le mode du prélèvement abusif d’autorité. Au XXIe siècle cette pratique ne peut être affichée ainsi qu’elle a pu l’être à d’autres époques, il faut bien faire croire que nous sommes en République et en Démocratie, que la délinquance est comme partout marginale et qu’il y a une police qui s’en occupe.
Signifier indirectement – c’est ce que tente de faire cette campagne de presse – que la corruption est une déviance, par définition circonscrite, équivaudrait à en reconnaître le caractère dérogatoire et suggérer qu’elle est une exception à un ordre régulier, fondé sur le droit et la morale. Il est inutile de poser la question de la nature illégale et illégitime du système algérien, l’exercice serait bien trop formel pour susciter autre chose que l’ennui… Et qu’y aurait-il de moral dans ce système politique ? La question ne peut provoquer que le sourire où un haussement d’épaules quand il est de notoriété publique que même le projet de super-mosquée est une source d’enrichissement illicite…
Le détournement de bien public, la captation illégale des ressources nationales sont la règle et la raison d’être du pouvoir qui régente l’Algérie. Les scandales qui jalonnent à intervalles réguliers la chronique de ce pays sont les péripéties habituelles d’un système qui se régule sporadiquement par élimination de réseaux ou d’individus devenus gênants, comme l’affaire Khalifa, ou relevant de seigneurs de la guerre ayant disparu de la scène, comme pour l’affaire Zeggar. Qui, sous peine de se couvrir de ridicule, pourrait contester ce qui est, de longue date, une vérité d’évidence ? La corruption est bel et bien l’un des aspects naturels du fonctionnement d’un système depuis longtemps arrivé à maturité et stabilisé tant dans ses structures que dans les modalités de sa reproduction.
L’Algérie appartient à quelques chefs de l’armée – notamment ceux qui dirigent les services de police politique – et à leurs hommes d’affaires, algériens ou non, chargés de maintenir les filières et d’administrer les fortunes disséminées à travers le monde, sous toutes les formes possibles. Personne, nulle part, ne rend compte à des institutions réelles : celles qui existent sont des paravents sans aucune autre fonction que purement théâtrale. La gestion économique et administrative quotidienne est confiée aux clientèles et aux réseaux qui opèrent sur un mode prébendier ou de quasi-affermage. Où serait donc la corruption dans un pays où l’Etat est privatisé de facto depuis des lustres ?
La nature de l’organisation de pouvoir qui tient en joue la société algérienne est connue et, depuis le temps, parfaitement identifiée, même par les plus naïfs. D’autant que ses mécanismes apparaissent de manière visible depuis l’augmentation significative des prix des hydrocarbures en 1999. Les généraux décideurs sont au sommet du système de prédation, ils en sont les pilotes, la tumeur mère qui diffuse ses métastases dans le corps social. Comment cette organisation pourrait-elle admettre, après 200 000 morts, une autre logique que la sienne ? Le chef de l’Etat (ou ce qui en tient lieu), les ministres et autres figurants d’une cour des miracles politique participent tous d’une économie politique du détournement à ciel ouvert avec toutes les complicités extérieures qu’ils souhaitent. Il est vrai que les dirigeants des grandes démocraties avancées ne sont pas moins vénaux ou cupides que ceux des démocraties spécifiques du tiers monde. La lutte commune contre le terrorisme et le containment de l’islamisme n’expliquent pas tout. Evoluant dans des cadres de droit, l’enrichissement des élites de pouvoir au Nord ne peut provenir que des prélèvements et des rétrocommissions issus des échanges avec des pays comme le notre. Les paradis fiscaux sont fréquentés également par les « civilisés » et les autres. La prédation algérienne est internationale.
Même s’il est également vrai que d’autres pays, y compris ceux qui bénéficient d’Etats de droit, connaissent le phénomène à des degrés divers, il en est peu où la corruption massive et généralisée se résume, comme c’est le cas en Algérie, à un transfert massif des richesses nationales vers l’étranger. Ce qui se traduit par l’affaiblissement continu et durable du pays et à l’appauvrissement de ses habitants. La corruption n’est pas une fatalité. Certains pays ont même su recycler de manière productive la corruption de leurs élites ; le Japon ou la Corée hier et la Russie, peut-être, aujourd’hui.
Cela a été dit, mais répétons-le : le crime et la délinquance forment le socle d’un pouvoir hors du droit, hors-la-loi, composé d’individus malhonnêtes et incompétents, cent fois coupables de haute trahison envers leur peuple. Attendre comme le font certains, parfois de bonne foi, que l’« opposition » dénonce la corruption selon l’agenda de ce pouvoir, du fait d’une agitation médiatique autour d’arrestations de subalternes par la police politique secrète serait faire preuve, au moins, d’une admirable crédulité. Après tant d’années de mensonges et de manipulations, de crimes de masses et de vol généralisé à visages découverts, on pourrait penser que les plus naïfs, ou les plus aveugles, auraient fini par comprendre l’environnement criminel installé en Algérie. Dans ce système, la corruption est la loi.