En Turquie, il est possible de créer son entreprise en une...
Quand il s’agit de transférer des devises à l’étranger, les businessmen algériens rivalisent d’ingéniosité. Grâce aux Turcs qui travaillent au développement de leurs réseaux en Algérie, les importateurs ont trouvé une nouvelle combine : produire en Turquie et exporter les biens produits vers l’Algérie via leur propre entreprise d’importation. Rencontre avec ces nouveaux investisseurs au pays d’Attaturk.
De notre envoyé à Istanbul
«Le climat des affaires est tellement mauvais chez nous ! On nous encourage à importer mais pas à produire. Moi j’ai choisi de produire en Turquie et d’exporter !» Un hôtel en plein cœur d’Istanbul. Rencontre avec Kamel*, la quarantaine, père de deux enfants. Pour parler ouvertement de son business, pas de souci. Mais pas question de révéler son identité. «J’ai trop peur des représailles», confie-t-il. Ancien trabendiste dans les années 1990, Kamel devient importateur au début des années 2000. «J’importais absolument de tout de Dubaï. Les couettes, l’électroménager. J’avais même l’exclusivité d’une marque. Jusqu’à ce qu’un haut responsable, impliqué dans les réseaux d’affaires, me l’enlève, presque de force.» Après une expérience ratée dans le secteur industriel - Djilali Dahmani, avec son groupe La Belle, était un modèle. «Tout le monde voulait construire des unités de production dans l’agroalimentaire, la laiterie, l’emballage et la confection. A ce moment-là, l’Etat nous encourageait à coups de crédits bancaires et d’exonération d’impôts. Quelques années plus tard, nous nous sommes rendu compte que ce n’était qu’un mirage…» - il fait ses valises et part en Turquie.
Boom immobilier
Les Turcs, qui veulent développer les relations commerciales avec l’Algérie, ont opté pour une stratégie agressive : c’est en draguant directement les importateurs qu’ils comptent les ramener chez eux, essentiellement en leur donnant la possibilité de racheter des entreprises turques en difficulté et en leur promettant bien des facilités. Et ça marche. Ahmed, la trentaine, a aussi investi en Turquie. De ses nombreuses transactions effectuées à Dubaï, il parvient à transférer l’argent grâce à des intermédiaires turcs. Son business : la peinture. Avec le boom de l’immobilier en Algérie, le créneau est porteur. Les entreprises turques qui décrochent des marchés dans le bâtiment, savent ensuite vers qui se tourner pour la peinture…
Ahmed a eu le déclic il y a deux ans, à l’occasion de la Foire internationale d’Alger. «L’un des émissaires de la commission chargée de l’organisation du pavillon Turquie, en mission de prospection, m’a proposé l’exclusivité d’une marque de peinture. Cela ne m’avait pas intéressé, car mon portefeuille méritait plus que cela. Puis au fur et à mesure de nos rencontres avec d’autres businessmen, il a fini par me faire une proposition plus alléchante : des facilités pour investir en Turquie et des garanties pour le transfert des fonds en toute légalité.» L’an dernier, Boualem fait la connaissance d’un intermédiaire turc installé à Dubaï. Il lui propose de reprendre une unité de fabrication de papier hygiénique en difficulté – les produits d’hygiène sont un autre créneau rémunérateur.
Surfacturation
«Il m’a payé le voyage et m’a fait visiter l’usine à Edirne. Elle était dans un bon état et le prix proposé à la reprise était correct : 20 000 euros à condition de payer à l’avance, les factures d’électricité, de téléphone et d’autres charges qui s’élevaient à 10 000 euros en plus des salaires de quelque 15 ouvriers. Soit environ 40 000 euros», révèle-t-il. De nombreuses entreprises en difficulté technique et financière ont pu ainsi trouver preneur parmi les importateurs algériens, notamment ceux installés à Dubaï. Et c’est là toute l’astuce du procédé : ces investisseurs sont tous des importateurs. Via leur entreprise d’importation, ils inondent le marché algérien de biens produits en Turquie.
Pour payer les frais de déplacement, ils importent également d’autres biens, autrefois fonds de commerce des petits trabendistes : téléphones, consoles de jeux, textile… et par la facturation – voire la surfacturation - rapatrient les devises en Turquie, dans leur propre giron. Farid nous présente cet autre «investisseur algérien» qui revient tout juste de la région de Bursa. Il n’a que 30 ans et lui aussi vient de racheter un atelier de confection de robes syriennes et turques, très prisées par les Algériennes. «Je deviens ainsi à la fois industriel en Turquie et importateur en Algérie. J’ai toujours voulu m’affirmer sur le marché, surtout face à la concurrence féroce des Syriens», nous confie-t-il. Montant de l’opération : 60 000 euros. L’argent provient de l’Algérie et c’est un «courtier» de square Port-Saïd qui s’est chargé de rapatrier les fonds.
Couches bébé
L’anonymat des hommes d’affaires qui le souhaitent est assuré puisque le nom du propriétaire n’apparaît que dans l’acte d’achat. Le reste des opérations de gestion et de commerce international est assuré par un «gérant turc». Çengiz a à peine 24 ans. Il est le nouveau gérant d’une petite fabrique de couches bébé et de papier hygiénique implantée à Tuzla, dans la province d’Istanbul. La fabrique appartient à un Algérien qui rémunère Çengiz 500 euros par mois, soit un peu plus de 100 euros que le salaire minimum turc. Nous avons tenté de prendre attache avec lui. «Je n’ai rien à vous dire. Si vous voulez passer commande, négociez avec mon gérant», nous a-t-il répondu. Car dans ce beau monde, certains ont des choses à se reprocher. Abderrazak est «black listé» en Algérie. Il fait partie des 20 000 importateurs soupçonnés de transactions douteuses et ses affaires se portent très mal en Algérie. Il risque la prison. Il s’est alors orienté vers Istanbul du côté de ses anciens fournisseurs. «Je ne vous cache pas que mes amis turcs m’ont beaucoup aidé pour que je m’installe ici. Je négocie en ce moment un gros contrat avec un industriel très en vue. Nous allons d’abord commencer par écouler notre marchandise au Moyen-Orient, puis en Europe de l’Est grâce à mes connexions là-bas, puis en Algérie», ambitionne-t-il.
L’investissement dépassera largement les 7 millions d’euros. Mais la Turquie n’attire pas seulement les «petits» businessmen. Des magnats de l’import-import, pour qui l’instabilité politique conjuguée aux luttes de pouvoir fait peur, ont aussi choisi Istanbul. Un des «barons» les plus influents à Alger aurait acquis, selon nos interlocuteurs sur place, une grosse unité de production de produits hygiéniques et de vaisselle, et une autre de production d’ustensiles. Sa production étant bien sûr destinée au marché algérien. «Grâce à ses nombreuses sociétés d’importation en Algérie (registres du commerce loués) , il va inonder le marché de produits fabriqués à des prix cassés puisque les deux usines lui appartiennent», nous informe un businessman proche de ce «baron».
Bon filon
Derrière ce bon filon se cacheraient aussi des hauts responsables de l’Etat qui, selon nos interlocuteurs, encourageraient sciemment les intervenants dans l’ancien réseau Dubaï à se délocaliser en Turquie. Se réfugier chez l’«oncle Erdogan» comme le font aussi de nombreux Egyptiens, Libyens et Syriens, est devenu à la mode. «Ici, vous pouvez bénéficier de toute la protection nécessaire. Surtout lorsque vous êtes déclaré ‘investisseur étranger’, vous devenez intouchable et l’Etat turc vous défendra quoi qu’il arrive», assure un entrepreneur algérien en visite de prospection en Turquie. Djelloul, la quarantaine, est industriel et ex-négociant. «Je viens de faire une tournée dans les différents pôles industriels de Turquie et je suis subjugué par les installations et les infrastructures. Le climat des affaires et les opportunités d’expansion à l’international sont nettement plus attractifs que dans certains pays de l’Union européenne», s’enthousiasme-t-il.
En effet, en Turquie, il est possible de créer son entreprise en une journée et de bénéficier d’un package de mesures incitatives et de taxes réduites, tout cela vous est proposé. Autre avantage : la main-d’œuvre qualifiée et bon marché. Djelloul n’attend que la confirmation de son intermédiaire pour conclure son affaire. «Mes deux usines en Algérie fonctionnent très mal à cause de la concurrence déloyale des importateurs et les impôts de plus en plus contraignants. Je pense arrêter la production dans mes deux usines en attendant de leur trouver un repreneur. Ou bien réduire l’effectif et tenter de minimiser les dépenses», nous explique-t-il. Le Forum économique mondial vient de classer les pays en fonction de leur compétitivité : l’Algérie apparaît à la 100e place. Loin derrière la Turquie, en 43e position. n
* Les prénoms ont été changés.