Distinction de l'élite et des élites
Il y a une fondamentale différence entre le concept que nous appellerons l'élite humaine, et ce qu'il est convenu d'appeler les élites socio-politiques, économiques ou professionnelles. L'élite, au sens que nous lui donnons, est universelle, de tout temps, de tout espace, de toute ethnie, de toute nation ou partie du monde, de toute religion ou conception du monde, de toute classe, de toute idéologie. Même des pires idéologies, qui peuvent la tromper, mais qu'elle finit toujours par désavouer et combattre. L'élite est de n'importe quelle obédience politique, à laquelle elle n'obéit jamais contre sa conscience, lorsque le Bien et le Mal sont en conflit. Puissante ou faible, riche ou pauvre, plus ou moins instruite - mais sage -, policée ou rustique, populaire ou impopulaire, l'élite humaine se définit par l'éthique véritable (la morale, pas le moralisme; la vertu, pas l'obscurantisme), par la responsabilité, la justice, la charité, la bonté, le service et, le cas échéant, le sacrifice. Mais sacrifice de ses intérêts, de ses plaisirs ou même de sa vie à la vie et non à la mort des autres.
L'homme de paix et l'homme de guerre peuvent être une même élite. L'un, s'il n'est pas médiocre et ne s'accommode pas du mal par lâcheté ou intérêt. L'autre, s'il est "grand", comme l'écrivait Charles Péguy, "non parce qu'il tue, mais parce qu'il meurt. Ou parce qu'il sait qu'il va mourir. Et y consent. Et que ce n'est pas si simple que cela, d'accepter de mourir". Evidemment, c'est une définition chevaleresque du temps où le guerrier se mesurait au guerrier et non à la population civile désarmée. Quand les terroristes mêmes visaient des responsables particuliers d'un terrorisme d'Etat puissant, détenant le monopole de la force, et non des gens sans défense. "Les personnes civiles innocentes et sans armes devaient être intouchables. Cet impératif était valable autant pour le mutin marginal et désespéré que pour le monarque couronné et oint, dans la mesure où ils voulaient prétendre à l'honneur et au prestige du héros", rappelle le philosophe hongrois G.M. Tamas de l'Académie hongroise des sciences de Budapest à propos des attentats de New York, le 11 septembre 2001 et du conflit qui s'ensuit, comme des conflits qui ont précédé. (in Nepsabadsag de Budapest, cité par Le Courrier international en septembre 2001). On assiste à une "gigantesque déchéance morale", constate-t-il, à juste titre, sans préciser toutefois que cette déchéance est ancienne et cyclique au cours des siècles.
Déchéance morale de l'usage idéologique et politique de la mort par des élites
Pour Tamas, ce déclin moral qu'est le terrorisme semble parallèle à la "décadence militaire" depuis que des "déséquilibrés sociopathes" (comme les qualifiait Wilhelm Reich) de tous bords politiques et idéologiques ont inventé notamment des guerres mondiales, à commencer par celle de 1914-1918, comme instrument de basculement des rapports de force historiques. Rappelons que Karl Marx lui-même avait soigneusement élaboré ce concept de "guerre de progrès". Tamas, bien instruit à Budapest de la pensée et de l'histoire des révolutions et du marxisme, rappelle que "les premiers véritables groupes de terroristes ne se sont formés que récemment (au XIXème siècle) contre la Sainte Alliance, au sein du mouvement des carbonari, qui s'appuyait sur des loges d'illuminés clandestins". Marx, pour sa part, avait raffiné sa pensée de guerre de progrès au contact des illuministes anglais et américains, autant que des nihilistes intellectuels et révolutionnaires russes. Nous reviendrons plus tard sur cet intéressant cas de figure de convergence. Bornons-nous dans le cas présent à mettre en doute le caractère véritablement élitaire de tous ceux qui se considèrent comme des élites pour savoir provoquer et semer la mort, afin d'avancer dans leurs bons ou mauvais projets politiques et sociaux
L'artisan de paix, comme le soldat de l'élite humaine, développent leur force morale suivant la prescription universelle du Droit des Gens, formulée avec justesse par Montesquieu, qui commande de se faire entre les hommes "le plus de bien en temps de paix et le moins de mal en temps de guerre". Formule que l'on peut, d'ailleurs, vider de son sens élitaire et tourner, chacun à son profit, comme toutes les formules. Mais, tout de même, recommandation fondamentale qui unit civils et militaires, et aussi laïcs et religieux d'élite contre civils, militaires, laïcs et religieux qui signent leur faillite en "déshonorant la sainteté de Dieu et la dignité de l'Homme" (Jean Paul II, le 21 octobre 2001).
Les soldats français se sont vu rappeler en février 2001 cette devise de l'Evangile et des Lumières, remise à l'ordre du jour dans leur dernier manuel du Droit des conflits, où la "morale" figure en bonne place auprès de l'"honneur", de la "loyauté" et des "capacités intellectuelles et physiques". En effet, "toute bataille gagnée au mépris de la dignité humaine est tôt ou tard une bataille perdue". Perdue pour les hommes et l'élite humaine.
Car, les choses se présentent un peu autrement pour de simples élites qui, comme l'indique leur nombre pluriel, ne sont plus universelles, mais divisées et subdivisées en catégories d'appartenance, de profession, de capacité, de compétence, d'astuce, de ruse, de richesse, de puissance, de succès, de popularité, etc... - toutes choses excellentes, mais relatives.
En effet, si le culte de la mort, mais aussi d'une vie dégradée, si la fascination du sordide, la culture de la bêtise, l'abrutissement et l'abaissement de son prochain, le recours et l'incitation à la violence et à l'assassinat, l'usage du mensonge, de l'intoxication et de la désinformation, l'abus de calculs politiques et d'intérêts idéologiques, de manoeuvres économiques et financières, assurent le pouvoir, l'argent, les victoires ou les plaisirs de ces élites - et même des "masses" qu'elles "gèrent" ou gouvernent - elles ne sont pas, toutefois, l'élite. Elles dominent et dirigent sans doute, souvent avec efficacité, et on leur reconnaît cela. Mais elles n'inspirent pas toujours le respect, ni même la confiance, que l'élite , elle, inspire généralement. Lorsqu'elle est une élite authentique, c'est à dire qu'elle saurait aussi gouverner et gérer si le gouvernement et la gestion lui étaient confiés, et non seulement indiquer la voie.
Elites conjoncturelles ou élites universelles ?
Dans un numéro consacré à la "Sociologie de l'Europe" (éd. L'Harmattan, coll: Cultures et conflits, 2001), on lit que "les élites européennes se définissent selon les attitudes psychosociologiques du moment". Il en découle que la place et le rôle des élites varient suivant leur zone, leur caractère, leur environnement, leur savoir-faire, les opportunités et les modes. Ces élites-là, souvent qualifiées de "nouvelles élites", car elles sont mutantes, "se" démocratisent. C'est à dire qu'elles cherchent à s'imposer à l'échelle populaire et globale de masse. Mais, démocratisent-elles les peuples du globe, à commencer par les leurs ? C'est à dire leur donnent-elles les fondements qui pourraient en faire une élite humaine construite pour vivre, travailler, s'épanouir et durer dans le Bien et le Beau? Comme autant de personnalités distinctes, diverses et même divisées, sachant toutefois s'observer, échanger, se respecter et se vouloir du bien, même sans s'aimer, sans forcément s'imiter et sans jamais s'agglutiner. Et sans être arbitrairement regroupées et intégrées. Et pourtant solidaires d'une même conception éthique, humaniste, digne et vivable pour eux-mêmes et le monde.
L'écrivain Charles Dantzig fait une remarque critique dans son dernier livre "Nos vies hâtives" (car tout va et vient, et tout est éphémère, y compris les élites): "C'est que j'oublie le plaisir que l'homme éprouve à ressembler... Surtout être comme les autres. Dans "De l'Allemagne", Mme de Stael dit des Français: "Ils vont où tout le monde va, disgrâce ou crédit, n'importe: si quelques uns se font passer pour la foule, ils sont certains qu'elle y viendra réellement". Le premier oppresseur du Français, c'est lui-même". Les nouvelles élites démocratisées, ou qui se démocratisent, non seulement en France, se font aujourd'hui passer pour la foule. Afin de capter celle-ci, renifler "l'humeur des masses", s'y adapter. Pour y puiser prestige et privilèges socialement et politiquement corrects et assurés.
L'élite raisonne de façon plus universelle, plus désintéressée et modeste, mais aussi indifférente aux "attitudes psychosociologiques du moment", qui caractérisent, paraît-il, les élites. L'élite fait don de soi, avec discrétion, et en toute liberté. L'élite pauvre considère parfois les privilèges et le prestige des élites avec admiration, mais sans envie. Non qu'elle n'en ait pas envie, mais elle ne jalouse pas. Elle respecte les élites dignes d'estime, les autres élites lui indiffèrent: celles qui possèdent des qualités évidentes, elle les met à contribution, ou leur prête son concours. Parfois, l'élite vit dans l'ombre et la pauvreté, et elle n'a d'accès ni aux élites actives, ni aux moyens d'influencer celles-ci et la vie publique. Cependant, l'élite bonifie et embellit toujours la vie autour d'elle.
C'est aux fruits de l'élite qu'on reconnaît celle-ci, dans sa vie publique, professionnelle et même dans sa vie privée. Elle est une des composantes constantes des "élites traditionnelles", comme des "nouvelles élites". L'élite conserve et progresse en même temps, et se renouvelle par l'éducation, l'action et l'exemple. Tandis que les élites traditionnelles ou nouvelles élaborent avant tout des "modes de renouvellement, de structuration, de logique d'action... et d'émergence progressive d'une nouvelle société", selon un document de l'an 2000.
"Des élites légitimes ?"
Un dossier rassemblé par Michel Bauer s'intitule "Des élites légitimes?" (Problèmes politiques et sociaux, n°848, 1er déc. 2000, La Documentation Française). Le point d'interrogation concerne-t-il les élites (sont-elles des élites?), ou leur légitimité (sont-elles légitimes?). Ce qui attire l'attention dans ce dossier, c'est l'absence de toute référence à la morale, à l'éthique dans la formation et la reconnaissance des élites. Ce qui explique sans doute le pessimisme de l'interrogation sur leur qualité et leur légitimité. Le dossier, érigeant "l'ouverture" en idéal, se réfère, semble-t-il, à la pensée de Karl Popper sur la "société ouverte" et sur l'ingénierie sociale. Celle-ci est appelée ici en novlangue "dirigeance", et assimilée à la "transformation et modernisation de l'ordre social", contrairement à la "domination", qui tend à la "consolidation de l'ordre social et notamment des privilèges". L'auteur, Michel Bauer, opère une distinction politique et idéologique entre les élites: "Plus elles sont fermées et homogènes, et plus elles tentent d'imposer leur conception de l'efficacité, et tolèrent des glissements aux marges de la loi; plus elles sont ouvertes et différenciées, et plus elles sont respectueuses de la loi". Distinction contestable, car tous les nombreux cas de corruption, par exemple, que nous fournit l'actualité et que nous a fournis le passé récent - depuis que la "société ouverte" post ou néo-marxiste s'impose en Europe - démontrent que "fermées" ou "ouvertes", "homogènes" ou "différenciées", les élites ou leurs membres mis en cause ont commis simplement des actes contraires à la morale privée et publique.
C'est sous le règne d'élites à majorité moderniste, quasiment enchaînées par leur relativisme, souvent esclaves de leur hédonisme libertaire, et poussées vers ce que l'on a pu appeler "l'ouverture sur le néant" nihiliste, où elles dirigent les "masses", que l'éducation et la culture officielles ont parfois sciemment effacé la notion de bien et de mal. Des juristes, par exemple, de gauche et de droite, progressistes et conservateurs, religieux ou laïcs, constatent que "la loi n'est plus la justice", dans certains cas, ou que l'humanisme recule devant le scientisme, que la vie devient un "produit". Finalement, nous sommes ramenés à une situation où l'absence de morale fait de la "dirigeance" des élites modernistes l'équivalent de la "domination" des élites conservatrices immorales.
C'est donc le sens du bien et du mal, de ce qui est moral ou immoral, qui distingue l'élite de l'anti-élite ou de la pseudo-élite. Il y a de tout dans les élites: l'élite y côtoie l'anti-élite et la pseudo-élite. Mais il n'y a pas de fausses élites, même "légitimes", dans l'élite.
La morale, boussole de l'élite
Quelque temps après le cours que j'ai fait le 9 mai 2001 sur l'élite et les élites, exprimant notamment le regret que m'inspirait l'absence de référence éthique dans le dossier de la Documentation, une satisfaction m'a été indirectement donnée dans le message du Président de la République Française à la 31ème Conférence générale de l'UNESCO, le 15 octobre 2001. En effet, le Président français a cité parmi les grands crimes contre l'humanité du XXème siècle la Shoah nazie et le Goulag communiste. Ce qui est une nouveauté dans le discours officiel de Paris. Puis, il a situé d'emblée la mission de la France dans la réalité "politique, morale et culturelle... inséparable de l'affirmation claire et sans concession des valeurs qui nous font ce que nous sommes".
Le nouveau message de la France, dont le chef du Gouvernement avait insisté en l'an 2000 pour effacer de la Charte européenne toute référence aux racines religieuses chrétiennes dans l'histoire et la civilisation de l'Europe, a dit tout autre chose à l'UNESCO, soulignant "l'apport essentiel des religions à la vie des hommes, lorsqu'elles les élèvent au dessus de leur simple condition pour accéder à l'absolu; lorsqu'elles les éloignent de la haine et des égoïsmes..."
Poursuivant le discours de l'élite, par dessus les idéologies et les stratégies politiques des élites, le Président de la République plaida à la tribune pour "cette culture humaniste, dont l'essence même est de rassembler autour de principes éthiques". Le défi contemporain de l'élite mondiale "requiert ouverture d'esprit, confiance, imagination, mais aussi esprit de responsabilité, force d'âme et fermeté, afin de résister à tout ce qui peut mettre en cause la liberté et les droits de la personne. Il requiert amour, mais aussi que chacun ait conscience de ses devoirs à l'égard de tous. Pour que toutes les convictions, toutes les opinions, toutes les religions puissent coexister...".
Les Français sont "un peuple laïque, mais respectueux des religions et marqué par son histoire religieuse (à souligner -AV)... Ne craignons pas d'affirmer l'existence d'une éthique universelle... Elle est un humanisme. Elle est de tous les peuples, de toutes les nations, de toutes les religions, car aucune religion ne s'est construite sur l'anéantissement des hommes, leur indifférenciation, le refus de les voir accéder au beau et au bien...".
Morale, éthique, religion, âme, amour, beau, bien, nous revenons au langage de l'élite humaine, aux sources de l'humanisme universel religieux et laïque, mais en tous cas affirmant la transcendance de l'homme, possédant une conscience, qui est l'éternelle boussole de l'élite.
Les élites peuvent-elles pervertir l'intelligence ?
Il ne suffit pas même d'être "l'aristocratie de l'intelligence", comme disait Ernest Renan, pour être l'élite. Il faut surtout appartenir à la noblesse morale et à celle du cœur, de l'esprit et de l'âme. Sans cela, les élites elles-mêmes, conservatrices ou progressistes, dans tout système idéologique, politique, économique et social, et à tous les niveaux de réflexion et d'action, peuvent pervertir ce qu'elles touchent, comme peuvent le pervertir aussi les masses, soit incultes et immorales, soit que des élites cultivées, mais immorales, auront démoralisées.
La démocratie, comme la religion, ne sont pas à l'abri de perversions intellectuelles, socio-culturelles et politiques. L'une peut dégénérer en démocratie totalitaire, et l'autre en religion fanatique. Totalitarisme et fanatisme ne sont pas forcément le fait de peuples - ils le sont même rarement -, mais plutôt d'idéologues, d'inquisiteurs (ou rabbins, mollahs etc...), de dirigeants de toute sorte, donc des élites intelligentes et/ou puissantes, qui recourent à toute la panoplie de systématisation, de captation mentale, d'éducation, de mobilisation, d'organisation, de manipulation, y compris, parfois, des populaces.
Les populaces ne sont pas le peuple, encore moins la nation. Il s'agit de fragments de foule qui perdent leur conscience, leur raison, leur dignité et leur cœur au point d'agir de façon dégradante et inhumaine. Des populaces sont un instrument de choix des régimes totalitaires et fanatiques. Mais, il y a aussi des populaces dans des systèmes parfaitement démocratiques. Là aussi, c'est la culture, le système d'éducation, d'information, la justice et le gouvernement d'un pays où sévissent des populaces qui sont en défaut, c'est à dire ses élites. En France, on appelle parfois ces populaces "les jeunes" (de 12 à 30 ans ou plus!)! C'est une désinformation socio-politique qui crédite ce genre de populace du doux qualificatif de "jeune", lui enlevant, ainsi qu'aux gouvernants, toute chance de réfléchir sur la réalité. On dirait qu'il faut, au contraire, adapter le discours à une assimilation idéologique "collectiviste de masse" ("les" jeunes, comme meute) de la démocratie. Alors que la vraie démocratie consiste en réalité à donner une chance égale à toute personne individuelle de devenir élite pour former d'authentiques élites dirigeantes et une société saine de citoyens libres, égaux et responsables.
Le nivellement par le bas en guise de démocratie est pratiqué par des systèmes totalitaires, qui justifient leur totalitarisme et leur nécessaire répression par le besoin de discipliner une masse, incapable (en réalité privée de la capacité) d'auto-discipline personnelle élitaire, garante de la liberté et des libertés civiques, mais aussi de la sécurité des personnes, de la santé, de l'hygiène et de l'ordre publics.
Démission des élites et massification du monde
Dès 1946, Georges Bernanos, dans un cycle de conférences aux "Rencontres de Genève", avait mis en garde les élites politiques et intellectuelles, qui assimilaient la "démocratie populaire" de Staline à la démocratie et se livraient à une confusion de concepts philosophiques et humains catastrophiques pour une partie du monde, contre leur erreur ou leur hypocrisie, et contre leur suffisance:
"Non! Je ne suis pas dupe de cette sollicitude des nouvelles élites démissionnaires pour les masses. Tous ces gens-là proclament aujourd'hui l'avènement des masses, mais c'est pour ne pas avouer qu'ils renoncent envers elles à des devoirs trop lourds. Ils proclament l'avènement des masses, faute de se sentir la force et le courage d'en faire autre chose que des masses...
"La civilisation existe précisément pour qu'il n'y ait pas de masse, mais des hommes assez conscients pour ne jamais constituer des masses, même s'ils sont entre eux rassemblés... Le monde moderne honore les masses, il n'est pas loin de les adorer. En les adorant, il s'adore et se divinise lui-même parce qu'il se reconnaît en elles. Oui, dans les masses travailleuses, par exemple, ce n'est pas la misère ou le travail qu'il glorifie, mais la masse, le Total, le Total sacré, dont la civilisation totalitaire porte le nom trois fois saint. Le monde moderne a laissé se former un type d'hommes chez lesquels le plus grossier instinct social s'est développé pathologiquement au dépens du sens social, du génie social: d'hommes qui s'agglutinent par une espèce de nécessité physique, soit pour se tuer entre eux, soit pour jouir ensemble, qui sont ainsi forcés de mettre en commun ce qui leur reste de haine ou d'amour...
"Nazi ou marxiste, l'homme à la mitraillette, l'animal totalitaire, l'instrument de précision du parti unique, et dont la conscience est aussi facile à manoeuvrer que le mécanisme soigneusement graissé de son arme, ne ressemble nullement aux haillonneux insurgés des faubourgs... Pour que de tels êtres apparussent dans le monde, il n'eut pas suffi d'un monde injuste, il fallait qu'y fut profondément dégradée la notion du juste et de l'injuste, et une telle dégradation était l'œuvre d'intellectuels."
Aboutissement de la convergence Est-Ouest et globalisme
Cette analyse qui date d'un demi siècle n'a pas pris une ride et définit toujours en partie la situation actuelle. La convergence Est-Ouest entre le communisme et le libéralisme matérialistes qui s'ébauchait alors inspira à Bernanos une conférence prophétique en 1947, à Genève, un an avant sa mort. On tente toujours de faire oublier que la Guerre froide fut postérieure à 1947, et qu'elle fut précédée d'une phase de convergence très avancée, qu'il a suffi de reprendre et de poursuivre dans les années 1970-1980-1990-2000. On le voit encore plus clairement à la lumière des événements de l'automne 2001, qui vont peut-être asseoir la domination du globalisme, aboutissement de la convergence Est-Ouest.. Mais, revenons à 1947 et à l'avertissement de Georges Bernanos à Genève:
"La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe! De l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité... Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes...
"Qu'est-ce qui pourrait bien rester de l'homme?... Il est englobé (l'homme englobé du globalisme - AV) corps et âme dans l'économie, c'est l'apparition réelle d'une nouvelle espèce d'homme, l'homme économique, l'homme qui n'a pas de prochain, mais des choses... Il s'agit de savoir si la technique disposera corps et âmes des hommes à venir, si elle décidera, par exemple, non seulement de leur vie et de leur mort, mais des circonstances de leur vie, comme le technicien de l'élevage des lapins dispose des lapins de son clapier... (on ne saurait nationaliser facilement l'industrie de la reproduction, à moins qu'on ne réussisse à mettre les marmots en bouteilles, tentait de se rassurer Bernanos, qui avait ainsi, sans le savoir, pressenti la FIVette. Renouant d'ailleurs avec les "bébés en flacons" de l'eugénisme darwinien analysé par Aldous Huxley dans "Proper Studies", traduit en français sous le titre "Le plus sot animal", éd. La Jeune Parque, 1945 - AV).
"Le spéculateur se fait une certaine idée de l'homme. Il ne voit en lui qu'un client à satisfaire, des mains à occuper, un ventre à remplir, un cerveau où imprimer certaines images favorables à la vente de produits (ou d'idées -AV)... Votre pensée n'est plus libre. Jour et nuit, presque à votre insu, la propagande, sous toutes ses formes, la traite comme un modeleur le bloc de cire qu'il pétrit entre ses doigts... Si l'on me demande quel est le symptôme le plus général de cette anémie spirituelle, je répondrai certainement: l'indifférence à la vérité et au mensonge...
"La formation de l'homme totalitaire précède la formation du régime totalitaire. Evidemment, l'espèce de citoyen dont je viens de parler est plus commode à manier qu'une autre, et les démocraties trouvent que c'est là un matériau humain qui facilite grandement leurs expériences de dirigisme ("dirigeance"! - AV) les plus absurdes, pour ne pas dire les plus désespérées. Les démocraties, à coup de règlements contradictoires, sont en train de créer tout doucement un type d'homme parfaitement adapté d'avance aux dictatures... Ce que j'espère ? Une mobilisation générale et universelle de toutes les forces de l'esprit, dans le but de rendre à l'homme la conscience de sa dignité...".
C'est à dire un sursaut de l'élite en tout homme. Et non le nivellement moral et culturel, voire politique, où l'on a tendance à voir la solution de facilité de l'édification d'une société ouverte par le globalisme. Celui-ci est, encore une fois, convergence idéologique du matérialisme marxiste et libéral, et non seulement une globalisation ultra-libérale. L'éducation et la culture ne peuvent pas renoncer, comme elles l'ont partiellement fait depuis 1968, au moins en France, aux Etats Unis, mais aussi dans d'autres parties du monde, à forger chez l'homme ce qu'il a de meilleur, à lui inculquer la responsabilité élitaire de faire le bien et d'éviter le mal. On ne peut renoncer à ce que l'on appelait jadis, même parmi les laïcs endurcis "l'édification de l'âme" (lisez "Cuore" d'Amicis). Ce qui est animé est vivant. Ce qui est inanimé - sans âme - est mort. Des hommes sans âme et des sociétés sans élite annoncent la mort des civilisations par cette "culture de la mort" et la fascination du mal contre lesquelles ne cesse de mettre en garde l'élite humaine. Les élites peuvent se reconstituer, à condition que l'élite demeure; que le concept d'élite ne soit pas perverti ou effacé. L'élite ouvre au bien et conserve le bien, elle ferme au mal ces portes que le mal ancien ou moderne ne peut franchir.
"L'homme moyen n'est nullement orgueilleux de son âme, disait encore Bernanos, il ne demande qu'à la nier... Il croit découvrir qu'elle n'existe pas, avec une sorte d'incompréhensible fierté. L'inquiétude métaphysique chez l'homme moyen, est presque tout entière dans cette négation sournoise, cette feinte, ces mille ruses qui ne tendent toutes qu'à déposer quelque part, n'importe où, cette âme, ce fardeau, cette conscience harassante du bien et du mal. Pourvu que cette âme n'existe pas! Si elle existe, par malheur, pourvu qu'elle ne soit pas immortelle! Bien loin d'être la consolante illusion des simples, des ignorants, la croyance à la liberté, à la responsabilité de l'homme, est tout au long des millénaires la tradition des élites (terme pluriel que l'écrivain utilise au sens que nous donnons à l'élite - AV)...". (Cf. Georges Bernanos, "La Liberté pourquoi faire?", éd. Gallimard, 1995)
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Ecrire à l'auteur : Alexandra Viatteau, cours sur la Désinformation (Journalisme européen), Université de Marne-la-Vallée, Département des Aires culturelles et politiques, Cité Descartes, 5 boulevard Descartes, Champs sur Marne, 77454, Marne-la-Vallée, Cedex 2, France.
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