Si la plupart des vieux migrants, appelés communément «chibanis», vivent de leur retraite – fruit d’un dur labeur – avec leur famille en France, ou ont réintégré leur pays d’origine, une partie des plus de 65 ans n’ayant pas une retraite suffisante bénéficient auprès de l’Etat français d’une Allocation de solidarité pour personnes âgées (ASPA). Parmi ces derniers, ceux qu’on qualifie de «célibataires géographiques», c’est-à-dire ceux dont l’épouse et les enfants sont restés dans le pays d’origine, continuent à vivre dans des foyers de travailleurs migrants et dans des résidences sociales ou dans des logements privés dégradés et à faire «la navette» entre la France et le pays natal. Ce sont essentiellement des hommes qui ont émigré en France dans les années 50-60 et qui n’ont pas fait de regroupement familial, parce qu’ils ne s’étaient pas inscrits dans la perspective d’un séjour durable en France.
Pour avoir séjourné plus de six mois d’affilée dans leur pays d’origine, ces vieux «célibataires géographiques» se voient exiger le remboursement du trop-perçu de l’ASPA. Ceci dans la mesure où le droit commun conditionne la perception de cette allocation à une «résidence stable et régulière», comme c’est le cas de la plupart des droits sociaux, à l’exception de ceux qui sont soumis à cotisations comme la retraite. Pour toutes les administrations françaises, cette notion de résidence stable et régulière est de neuf mois par an. C’est ce qui est appliqué par la Caisse d’allocations familiales, par la sécurité sociale et par le fisc. Ce n’est pas propre aux étrangers, c’est une règle générale. Ce qui a toutefois changé, ce sont «les pratiques» des pouvoirs publics dans «la volonté de contrôler les abus», souligne Antoine Math, représentant le GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) et le Catred (Collectif des accidentés du travail, handicapés et retraités pour l’égalité des droits). Celui-ci rappelle qu’un décret qui précise les conditions de résidence est intervenu en 2007, mais «pourquoi contrôler seulement les vieux migrants, et en foyer ?», alors que ces contrôles doivent «être effectifs pour tout le monde», s’interroge-t-il. Et d’indiquer que selon une enquête de la Cnaf, les fraudes concernent 2% des allocataires seulement, pour un montant de 500 millions d’euros et 1% de l’ensemble de la fraude sociale.
Des contrôles «discriminatoires» selon la Halde
Ces contrôles des déplacements entre la France et le pays d’origine auxquels sont soumis les vieux migrants extracommunautaires bénéficiaires de l’ASPA ont fait réagir des associations, des travailleurs sociaux et des collectifs constitués pour la circonstance, d’abord à Toulouse, puis en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, en Rhône-Alpes, en région parisienne pour dire «laissez nos vieux tranquilles. Assez de contrôles administratifs discriminatoires…» avec le soutien de municipalités de gauche. On assiste à un engagement citoyen montant envers ces «chibanis». Ils soulignent que malgré la décision de la Haute autorité de lutte contre les discriminations
(Halde) d’avril 2009, qui considère que ces contrôles sont «illégaux car discriminatoires au sens de la Convention européenne des droits de l’homme», les différentes caisses de prestations sociales – la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf) pour l’aide au logement (APL), la Caisse nationale d’allocations vieillesse (Cnav) et la Mutualité sociale agricole (MSA) en ce qui concerne l’ASPA, l’allocation de solidarité des personnes âgées et la sécurité sociale pour la carte de soins Vitale exigent des bénéficiaires le passeport pour vérifier les dates d’entrée et de sortie, et en cas de non-présentation de ce document, les différentes aides sociales sont bloquées et les trop-perçus sont exigés. Ainsi, depuis l’été 2009, la Cram, la MSA (de Midi-Pyrénées) et la CAF ont effectué un contrôle massif sur l’un des plus gros foyers Adoma (ex-Sonacotra) de Toulouse, le foyer «Fronton», situé 2, place des Papyrus.
«Comment peut-on demander 22 000 euros à des vieux hommes de plus de 75 ans touchant à peine 600 euros pour vivre et faire vivre leurs familles», dénonce le collectif Justice et dignité pour les chibani(as) de Toulouse.
Beaucoup de ces hommes âgés ne savent ni lire ni écrire le français, et ont des difficultés à remplir les papiers, dénonce ce collectif qui a lancé une pétition en ligne pour «l’arrêt des contrôles et l’annulation des redressements des chibanis». Ces chibanis, «non informés, sont de bonne foi», signale Jérôme Host, travailleur social et membre du collectif Justice et dignité pour les chibani(as) de Toulouse. «Pour nous, il y a urgence d’agir.»
Maillon faible
«Justice pour les chibanis», qui s’est élargi à des collectifs de plusieurs régions de France, se propose de veiller, informer, alerter et se mobiliser pour «sortir de l’invisibilité les
chibani(as) et le traitement différencié auquel ils/elles sont soumis(es) : difficile accès aux dispositifs de droits communs, inégalités sociales de santé, accès difficile à un logement digne et adapté, privation des droits sociaux, assignation à résidence, une liberté de circulation conditionnée, discriminations, etc.» Et de préciser : «Nous avons choisi le terme chibani(as), les ‘‘ancien(nes)’’ en arabe, un terme devenu commun au sein même de certaines institutions pour désigner les immigré(es) maghrébin(es) de la première heure. Nous souhaitons l’élargir à l’ensemble des ‘‘vieilles’’ personnes immigrées de toutes origines, enracinées de longue date dans ce pays, à cette génération de la période des Trente glorieuses qui est en train de vieillir aujourd’hui dans des situations sociales inacceptables et indignes.»
«Nous réclamons que leurs droits soient respectés et leurs situations particulières soient prises en compte, en demandant : un accès aux soins sans restrictions ici et là-bas, un accès aux droits sociaux et politiques sans restrictions ici et là-bas, un accès au logement digne et adapté à leurs conditions de vieillissement, la reconnaissance et la visibilité de l’histoire et de la mémoire des luttes.»
Un séminaire de réflexion et d’action a été organisé par l’Association des travailleurs maghrébins en France (ATMF) le 11 décembre dernier à Gennevilliers, en région parisienne, sur le thème : «Viens, travaille et disparais. Stop au harcèlement des vieux migrants.»
Une autre rencontre s’est tenue à Paris le 14 décembre, avec la participation de nombreuses associations de défense des immigrés (Gisti, Fasti, le MRAP, l’ATMF, l’AMF) avec comme intitulé : «Immigration : En finir avec les discriminations et les inégalités ?