Communication de Mohamed Benchicou devant , à Toulouse, le 7 décembre 2010, devant « Les Ami-e-s d'Averroes » et du « Cercle Condorcet du Midi - Toulousain »
Avant de prendre le train ce matin, je voulais vous parler de ce livre Notre ami Bouteflika – de l’Etat rêvé à l’Etat scélérat, que j’ai eu le privilège de coordonner , comme d’un récit d’un kidnapping de 50 ans, l’histoire d’une famille grabataire qui s’impose, un demi-siècle après l’indépendance, à une société qui étouffe sous le poids de la répression, celle-là dont les meilleurs fils sont réduits à l’exil, ou au silence, à la peur, à la mort ou au bannissement ; celle-là qu’on dit pourvoyeuse d’émigration clandestine , de terrorisme, ces deux maux par lesquels on a fini par l’identifier.
Puis j’ai pris le train et j’ai changé d’avis. J’ai changé d’avis après avoir consulté les journaux du jour et lu les impressionnantes mises en garde des présidents Sarkozy et Obama, ainsi que de l’Union européenne, à Laurent Gbagbo, qu’ils accusent d’avoir volé la victoire en Côte-d’Ivoire à son adversaire Alassane Ouattara et qu’ils somment de « respecter le choix du peuple », Obama le menaçant, en sus, de lui faire subir les "conséquences de ses actes injustes" s'il s'accrochait au pouvoir « contre la volonté de son propre peuple ».
Alors, il m’est apparu qu’il faut parler de ce livre non plus seulement comme le récit du dernier épisode d’un kidnapping de 50 ans, mais comme d’une bouteille à la mer, oui, une bouteille à la mer, certains diront un SOS, bref, un coucou désorienté (« Hou, hou, je suis là ! »), le coucou d’une société méconnue quoiqu’à une heure d’avion seulement de la France, celle-là, accablée, résolue et seule, qui voudrait ne plus ressembler à cette terre agitée et comme impotente qui, en même temps que ses cadres, ses médecins, ses chercheurs que vous sous-payez, vous livre ses « harragas » et ses kamikazes, une communauté qui se bat pour son honneur, pour l’avenir, contre les forces de répression, contre les forces de l’obscurantisme islamiste, mais qui, assaillie, isolée, trahie, ne trouve personne pour forcer ses oppresseurs à « respecter le choix du peuple », et les menacer de leur faire subir les "conséquences de ses actes injustes" s'ils s'accrochaient au pouvoir ».
Oui, une bouteille à la mer, jetée par une douzaine de femmes et d’hommes, journalistes, militants des droits de l’homme ou universitaires ; fils d’une communauté ignorée, celle-là qui refuse, envers et contre les machiavélismes et les machiavéliens, de renoncer à ses espoirs, à ses rêves et même à ses utopies…
Par son opiniâtreté, par son énergie du désespoir aussi, par ses grandes colères d’avril 1980 et d’octobre 1988, par sa résistance à l’intégrisme islamiste, elle avait regagné de la légitimité et obtenu, en 1989 puis en 1996, de se délivrer quelque peu et d’inscrire dans sa Constitution, modifiée pour se baser désormais sur le pluralisme et la représentativité, essentiels pour s’engager dans un processus de transition démocratique. Elle croyait avoir fait le plus dur en abolissant le pouvoir à vie et en limitant le nombre de mandats présidentiels à deux (art.74). La Constitution de 1996, après celle de 1989, reconnaissait et garantissait le droit de créer des partis politiques (art.42) et des associations (art.4), y compris syndicales (art.56) et disposait que « le peuple choisit librement ses représentants » (art.10). Combiné avec d’autres articles sur les libertés et les droits, et aussi les articles 6, 7, 11, 71 et 101, la Constitution algérienne opte clairement pour un système politique démocratique.
Un peu comme le vôtre, mesdames, messieurs, un pays enfin à vivre, à bâtir, à aimer, sauf que…
Sauf que tout cela n’a pas duré.
Notre ami Bouteflika a foulé aux pieds la Constitution et rétabli le pouvoir à vie.
Notre ami Bouteflika, vous le lirez dans ce livre, a stoppé l’élan novateur de la société algérienne, décapité l’embryon d’ouverture démocratique en Algérie, réduit la société au silence, réhabilité l’islamisme, changé la Constitution, installé la corruption, aligné l’Algérie sur les dictatures arabes et fait le lit d’une kleptocratie, un pouvoir de malfrats, qui dirige aujourd’hui un Etat perverti, vide le pays de sa richesse et se livre aujourd’hui une guerre de gangs.
Tout cela s’est fait avec l’assentiment des grandes puissances, celles-là même qui formulent des menaces, par la bouche des présidents Sarkozy et Obama à l’encontre de Laurent Gbagbo.
« Mais qui veut d’un peuple libre ? », s’était interrogé mon ami Boualem Sansal dans une tribune sur Le Monde ? Un peuple libre. Sans harragas, sans kamikazes et sans Marine Le Pen pour le montrer du doigt, un peuple digne, tourné vers son époque…
Un rêve brisé
Ce livre décrit comment mes stratégies de puissances s’opposent aux élans populaires, comment elles ont bloqué mon peuple dans sa route vers la liberté et la démocratie, seules garantes de la prospérité et de la stabilité, si chères à messieurs Sarkozy et Obama.
Dans ce livre, nous racontons comment cette obstination à rester au pouvoir, ce maintien au pouvoir de Bouteflika et de la caste de « décideurs » qui le coache, a aggravé l’instabilité génératrice d’émigration clandestine, de colères, de violences ; comment il a aggravé la corruption, l’affaiblissement des institutions, la fracture entre la société et ses gouvernants, la précarité…Toutes ces choses qui figent mon pays dans cette terrible case de « terre pourvoyeuse d’ennuis pour l’Occident » alors qu’elle est une terre de générosité, de soleil, de prospérité, de paix …
Dans ce livre, il y a l’histoire d’un rêve brisé : plutôt que d’être la première nation ou l’une des premières nation du monde arabe et africain à interdire le pouvoir absolu, à garantir l’alternance du pouvoir, à consacrer la diversité des opinions, l’Algérie est restée parmi les pays-otages, les pays infantilisés, ceux qui, 50 ans après leurs indépendances, s’abaissent toujours à subir le règne de régimes hégémoniques, grabataires, autoritaires et dépassés, qui s’imposent aux peuples par la force et la fraude.
Oui, tout cela s’est fait avec le silence complice des grandes puissances, celles-là même qui formulent des menaces, par la bouche des présidents Sarkozy et Obama à l’encontre de Laurent Gbagbo.
Nous étions pourtant bien devant un déni « de la volonté populaire », d’un « non-respect de la Constitution… »
Selon quels critères accable-t-on un chef d’Etat de charges dont on exonère étonnamment un autre tout aussi coupable ?
Vous choquerais-je, si je vous disais que la Côte-d’Ivoire est sans doute plus démocratique que l’Algérie ?
Qui ne rêverait pas, chez nous en Algérie, d’un président élu à 51% ? Et je ne caricaturerai pas en vous affirmant qu’un duel Gbagbo - Ouattara reste une chimère sous notre ciel algérien. Chez nous, on est « élu » à 90 %, et sans concurrent !
Qui sait, en Europe, que le président Bouteflika, en se faisant réélire pour un troisième mandat – après avoir trituré la Constitution de 1996 - avec un score de 90,24 %, s’est classé brillamment en 3è position dans le palmarès prestigieux du Top 10 des « dictateurs les mieux élus dans le monde », juste derrière Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, l’inamovible maître de la Guinée Equatoriale qui s’était donné 97,1 % des suffrages et Noursoultan Nazarbaïev, le seigneur du Kazakhstan, crédité de 91% des voix ? Notre Chef de l’ Etat dévance des grands noms de l’hégémonisme politique qui vous servent pourtant de référence, comme Robert Mugabe du Zimbabwe (85,5%), Omar Hassan el-Béchir du Soudan (86,5%), Gurbanguly Berdimuhamedow du Turkménistan (89,23%) Islom Karimov d’Ouzbékistan (88,1%) et même Zine el-Abidine Ben Ali, Tunisie: 89,62% !
C’est à peine si l’Elysée avait parlé de « résultat pharaonique » et si le Département d’Etat avait exprimé son « incompréhension »
« Mais qui veut d’un peuple libre ? »
Personne n’en veut.
Une Algérie « à disposition »
« Qui veut d'un peuple libre ? C'est le cauchemar des islamistes, la hantise du système, l'horreur absolue pour les dictatures sœurs du monde arabo-musulman. Ils feront tout pour nous remettre à genoux, front contre terre »
La stratégie de puissances lui préfère ces régimes croupions qui donnent l’opportunité de profiter du vide géopolitique, de s’installer devant les puits de pétrole, de reconquérir l’Algérie, « l’Algérie, profondeur stratégique de la France », comme disait Alexandre de Marenches qui savait de quoi il parlait pour avoir été, jusqu'à l'élection de Mitterrand, le "pacha" du SDECE.
Le régime Bouteflika, c’est une Algérie « à disposition »
Dans son livre d’adieu ? « Mon combat pour la France » paru en mars 2007, Chirac décrit Bouteflika comme un « homme timide » et « complexe » ce qui, dans le jargon diplomatique, veut dire que Bouteflika a un double langage : il hausse le ton contre la France quand il est à Alger mais pas devant Chirac ! Quant à l’étiquette de « complexe », elle sous-entend que la pensée de Bouteflika n’est pas structurée, qu’il n’y a pas de cohérence dans ce qu’il dit. Les révélations de WikiLeaks confortent cette thèse que, d’ailleurs, Chirac a mis à profit. Lui qui s’est empressé de rendre visite au président Bouteflika fraîchement réélu en avril 2004, avant même la confirmation du scrutin par le Conseil constitutionnel, a toujours su satisfaire les caprices de son homologue algérien. Il s’est fait grassement payer en retour : les ventes françaises en Algérie ont augmenté de 700% en l’espace de 6 ans !
Vous comprendrez, alors, que ce livre « Notre ami Bouteflika » ait été boycotté par les médias français, ce qui ne l’a pas empêché de figure parmi les 25 meilleures ventes en France.
Le mauvais calcul
Oui, je crois bien que ce livre s’adresse à vous, amis d’Europe, qui ne connaissez rien de cette société ni du régime qui la gouverne.
Vous n’avez pas idée de ce que cela représente, un régime vieux de cinquante ans qui continue à défier les lois de la démocratie et de la biologie.
Non, vous n’avez pas idée du temps qui passe, perdu à jamais, du retard, du désespoir, de générations qui finissent par ne plus croire en rien, dévitalisées à jamais…
L’été dernier, j’ai écrit cette lettre au président Obama cette « Lettre d’un Africain perplexe » qui, j’ose le penser, a donné un aperçu du temps gâché à jamais, de ce temps qui a emporté nos rêves et nos espoirs. Je vous en lis, si vous le permettez, un extrait :
« Il se dit, depuis le sommet du G 8, que vous caressez le projet de recevoir en août, à Washington, 18 chefs d’Etats africains pour fêter les 50 ans d'indépendance de leurs pays. A entendre vos conseillers, vous verriez là, l’occasion de « débattre de l’avenir avec ces jeunes dirigeants d’Afrique ».
Croyez-nous, Monsieur le Président, pas un seul des peuples du continent, du Nil au mont Nyangani, des montagnes du Djurdjura au massif du Chaillu, du Rif au fleuve Ogooué, oui, pas un seul des peuples d’Afrique ne manquerait d’applaudir à cette généreuse initiative si, par bonheur, vous arriviez à dénicher 18 « jeunes dirigeants » soucieux de se projeter vers le futur. Mais, vous le savez, dans ce continent on ne quitte le pouvoir que pour le cimetière. L’Afrique n’est que le vaste territoire d’une tyrannie endurcie, un continent interdit aux nouvelles générations, otage de vieux potentats grabataires et de quelques potentats en devenir, un continent fermé à l’alternance et à la démocratie, où l’on se demande encore à quoi pourrait bien ressembler l’indépendance, une contrée où les gamins naissent et grandissent dans l’intolérable différence entre les humains, dans un monde maudit, le monde du malheur de naître et de mourir prosterné, condamné à quémander un répit, un vrai souffle d’amour, un instant de dignité… Le monde que leurs pères croyaient avoir aboli. Le monde qu’a vaincu Rosa Parks, la marraine du miracle qui vous a fait président. Ce monde qui s’éternise pour nous…
C’est comme une malédiction, Monsieur le Président.
En un demi-siècle, l’Amérique a changé de couleurs. Rosa Park a triomphé. Vous êtes là : Premier Noir élu président des Etats-Unis.
Après un demi-siècle, l’Afrique n’a toujours pas changé de pouvoir. Eux, ils sont toujours là.
La ségrégation raciale a abdiqué, mais pas les oligarchies d’Afrique.
Oui, c’est comme une malédiction. Songez, Monsieur le Président, qu’à votre naissance, en 1961, l’actuel président algérien Abdelaziz Bouteflika était déjà capitaine de l’Armée, chargé de fomenter le premier coup d’Etat de la future Algérie indépendante ; songez que deux ans plus tard, l’année du discours du révérend Martin Luther King, « I have a dream », M. Bouteflika était déjà ministre des Affaires étrangères,
Vous aviez 2 ans
M. Bouteflika en avait 26.
Songez qu’au rétablissement des droits des noirs, lors du « Civil Rights Act » et du « Voting Rights Act » sous la présidence de Lyndon B. Johnson, l’actuel président Bouteflika avait déjà provoqué son deuxième coup d’état contre Ahmed Ben Bella.
Vous aviez 4 ans.
M. Bouteflika en avait 28
Et songez qu’à votre investiture pour le Sénat, en 2004, il venait de réussir son troisième putsch contre son adversaire aux présidentielles, et qu’à votre victoire contre Mac Cain, le 4 novembre 2008, l’actuel président Bouteflika viola la Constitution pour rester au pouvoir.
Vous aviez 47 ans.
Premier Noir élu président des Etats-Unis.
Abdelaziz Bouteflika en avait 72. »
Barack 0bama avait finalement renoncé à recevoir les « jeunes dirigeants de l’Afrique » et leur avait préféré des « représentants de la société civile ».
Mais dix ans de soutien à un régime absolutiste laisse des traces.
Depuis 1999, l’Algérie a évolué conformément aux souhaits occidentaux et à nos pires présages : un pays vulnérable, un État faible, une nation sans autorité ni influence régionale ni stratégie….
« J'aimerais dire ceci à nos amis français : quand M. Sarkozy vous ramènera le point de croissance supplémentaire promis durant la campagne présidentielle, j'espère que vous vous rappellerez d'où il vient, ce point, et quel prix il nous coûte », avait conclu Sansal.
J’ajouterais, pour ma part, que ce calcul de la politique manœuvrière s’avèrera, tôt ou tard, comme un mauvais calcul pour les capitales occidentales. Elles qui se plaignent de l’émigration clandestine et du terrorisme islamiste ne réalisent pas à quel point, en devenant les protecteurs des « rois corrupteurs », perpétuent les exodes vers l’Europe, facilitent la stratégie d’implantation des groupes terroristes, ravis de l’aubaine, et augmentent le risque de l’avènement d’une république islamiste à leurs portes. Ce régime, déphasé et corrompu, est trop faible et trop dépravé pour combattre le terrorisme, trop corrompu pour redistribuer équitablement le revenu national, trop vieux pour tracer la voie pour la jeunesse.
On ne vend pas, impunément, la France des Lumières et des droits de l'homme pour quelques milliards d'euros .
Mohamed Benchicou